La légende de Martha

 

1. Martha.



Lorsque le vieux curé qui avait initié les travaux de la chapelle mourut, et que tout fut stoppé, la vieille Charmille tomba dans une mortelle dépression. Mi-sorcière mi-fée, toute sa vie recluse dans la forêt avec sa fille dont personne n'avait jamais pu tirer ni parole ni geste de communication, elle avait mis tous ses espoirs dans la construction de ce lieu de dévotion. Elle avait travaillé comme une acharnée, participé aux travaux les plus durs pour avoir un lieu, près de chez elle, où implorer à chaque instant les puissances divines de rendre la raison à sa fille. Et voilà que tout s'arrêtait là, comme ça, faute de moyens et de volonté. La chapelle resterait inachevée, à la merci du temps, des éléments, la végétation peu à peu reprendrait ses droits et le lierre son envahissement. L'arrêt des travaux fut aussi celui de l'acharnement de Charmille, elle se laissa mourir lentement.

Désormais seule et loin de tous, Martha, puisque c'est ainsi qu'était prénommée la fille, avait perpétué à sa façon les rituels mystiques de sa mère. Chaque soir, à la nuit tombée, elle arrivait par le sentier, seulement couverte, selon la saison, d'un drap ou d'une couverture qu'en général elle volait au linge qui séchait. Les villageois laissaient faire, c'était leur impôt solidarité. Elle pénétrait dans la chapelle inachevée, s'y dévêtait, et s'allongeait sur la terre, à l'endroit même, où pour respecter la dernière volonté de sa mère, on l' avait enterrée. Là, quelque fut le temps, par grand froid, forte pluie, vent violent, grêle ou brouillard, elle restait toute la nuit, les yeux grands ouverts. La pluie et le froid bleuissaient son corps, la grêle lui laissait cruelles blessures, le brouillard l'imprégnait d'un froid mortel; mais elle ne bougeait pas de la nuit, paraissait indifférente, et ne se relevait qu'au matin en ayant l'air de n'avoir souffert de rien.

On disait au village que parfois, certaines nuits sans lune, se glissait en la chapelle quelque homme-bête, mi-humain mi-loup ou chien, qui profitait de l'offrande. Mais ce ne sont que légendes, personne jamais n'en vit ni n'en sut rien. Et Martha continuait ainsi, de nuits en nuits, d'années en années, son rituel païen. Au matin, à la première rougeur du ciel, elle reprenait à l'inverse le chemin et rentrait dans la sombre cabane qui lui servait d'abri. Elle y dormait tout le jour pour se remettre de ses amours avec la nuit et ne ressortait qu'aux étoiles suivantes. Ce qu'elle mangeait et quand? Certainement le peu qu'elle volait, entre chien et loup, ou dans l'hésitation de l'aube.

Ça durait ainsi depuis des années et Martha avait vieilli, quand un soir bruits et lumières troublèrent sa transe. Là bas, mais non loin, s'échappaient d'un pavillon jadis déserté, des bruits humains. On parlait, on bougeait, on mangeait, on chantait... Martha en fut agressée. Qui osait ainsi profaner son sanctuaire de nature et de silence? Colère et révolte s'éveillèrent en elle. Aux moments où le lieu restait désert, elle tenta de détruire cette intrusion dans son univers. Mais elle n'était ni méchante, ni douée pour le sabotage, elle renonça. Grandit alors en elle une grande tristesse, elle découvrit la peine, et les larmes qu'elle n'avait jamais coulées. Désormais le soir, elle ne s'étendait plus nue sur la tombe de sa mère au milieu de la chapelle. Non, elle se recroquevillait dans un coin, genoux contre ses seins, entourés de ses bras. Elle avait mal au creux d'elle.

Cela dura des mois. Des mois durant lesquels parvinrent chaque soir jusqu'à elle, des bribes de conversations, des morceaux de confidences, des éclats de rire, des parcelles d'amour et des petits bouts de confiance, tous ces sentiments mêlés qui s'échappent des lieux où vivent les humains. Un soir elle n'y tint plus, elle vola au premier grenier venu de quoi se vêtir et se parer, attirée par les lumières des guirlandes. Dans cette assemblée heureuse, aux tenues quelques peu décalées et alourdies de choses qui brillent, personne ne s'étonna de cette petite femme frêle à la robe démodée et aux souliers dorés. Les mots un à un revenaient à elle, nés du brouhaha joyeux. En elle, elle entendait pour la première fois la voix de sa mère la supplier de vivre, et d'être heureuse en ces lieux.

Aussi, quand l'hôtesse de l'endroit dit qu'elle avait besoin d'aide pour la saison prochaine, qu'il lui fallait quelqu'un de courageux et d'endurant, capable de travailler la nuit, de supporter l'eau chaude, l'agitation et le bruit des clients, Martha chercha au plus loin de son enfance, parmi les mots si longtemps oubliés, s'approcha de l'hôtesse, leva discrètement la main pour s'en faire remarquer. Et elle qui n'avait toujours été que solitude et silence, articula le premier mot de la soirée et de son existence:

-Moi.



***

 

Est-ce le hasard qui avait poussé ses pas? L'hiver trainait, rude pour une mi-février, et sa marche rapide la protégeait du froid. C'est une fois sur le pont, ses chaussures déjà ôtées, qu'elle se surprit à sourire du jeu de mots offert par le calendrier: est-ce que le fait d'enjamber le pont de Valentine un jour de Saint Valentin serait correctement interprété? Le temps d'y songer et une nouvelle idée eut le temps de s'immiscer: « ça irait mieux demain ». Chaque jour, depuis des années, elle croyait en demain, jusqu'à en chérir le vocable. Peut être mourrait elle un soir dans l'espoir vain du lendemain? Elle traversa donc le pont sans se jeter dans l'eau glacée et continua son chemin.

Elle quitta bientôt les routes goudronnées pour emprunter les chemins de pèlerins qui mènent à Saint Bertrand. Ses pieds blessés ne ressentaient que le froid qui les anesthésiait de toute autre douleur. Elle avait maintenant en tête d'aller au bout de son sacrifice secret, d'un pacte irrationnel conclu avec elle même, de la même teneur que ces croyances absurdes des petits enfants lorsqu'ils utilisent les bandes blanches des passages piétons pour traverser sans encombre cette rivière-rue et appeler à la réalisation de leurs vœux. C'était puéril et inutile, mais c 'était comme ça, on ne raisonnait pas Martha, chacun le sait maintenant. Elle marcha ainsi jusqu'à Barbazan, jusqu'à la chapelle inachevée où elle pu, malgré la température négative et son immobilité, tourner toutes ses pensées vers son rêve. Le froid et la mort n'ayant pas voulu d'elle, elle se décida à bouger.

Tout le trajet du retour elle fut fière de son sacrifice, heureuse d'être légère au point d'être oubliée, de savoir s'effacer à en être transparente, inexistante. La tentation du pont n'était qu'un prolongement de cette volonté de ne pas peser, et ce qu'elle n'avait pas fait à l'aller, allait de soi au retour.

Le pont justement... elle arrivait à son aplomb et le cherchait en vain. Une digue en amont avait du céder, libérer des flots furieux qui en dévalant avaient tout emporté. Tout pleurer d'un coup, tout lâcher sans pudeur, cela lui arrivait de temps en temps, lorsqu'elle était allée au bout d'elle même et de sa logique, et qu'elle se retrouvait seule et vide. Mais plus de pont pour se jeter, plus assez d'eau pour s'y noyer, après le déchainement des flots, le niveau avait baissé, et elle pouvait facilement passer à gué. Sur l'autre berge elle trouva ses chaussures, quelqu'un d'attentionné les avaient mises à l'abri de la montée des eaux. Elle alla droit devant elle, retrouver sa vie, sa force et son espoir en demain.

 



2.Yousra

Je m'appelle Yousra, ce qui en arabe signifie douce et conciliante. Je ne sais pas dans quel sens a joué l'influence, mais je suis telle que mon prénom me définit. Ce n'est pas moi qui le dit, ce serait pécher contre l'humilité, ce sont ceux qui m'aiment qui me voient ainsi. Pourtant, moi j'ai l'impression de n'en faire qu'à ma tête. Je suis immigrée de la seconde génération, ce qui veut dire contrairement à ce que peut laisser entendre l'expression, que moi je suis née ici, et que je n'ai jamais connu d'autre lieu, d'autre pays. Je ne parle d'ailleurs que le français, et le peu d'anglais appris à l'école. Mais je suis le résultat d'un mélange. Mélange de cultures, celle que ma famille m'a enseignée, et celle que je vis, au quotidien. Entre les deux, l'espace pour créer mon propre mode de vie. Mes parents, dans un soucis d'intégration acceptent mes originalités en les prenant pour des adaptations à la culture de notre pays d'accueil, et les natifs les attribuent à mes origines, pratique! Ainsi, de chaque coté, j'en prends, j'en laisse et même, profitant de la méconnaissance mutuelle des coutumes des deux communautés, je me crée, en toute liberté mes propres chemins!

Ne pas me marier, ne rien inscrire en mairie, ne rien promettre pour l'avenir, qu'il se sente, mon homme, un peu menacé par ma liberté, afin que son instinct de chasseur ne s'endorme pas dans le confort de l'acquis et qu'il n'oublie pas d'avoir chaque jour à me reconquérir! En empruntant cette possibilité aux moeurs les plus libres du pays où je vis, je savais le prix à payer: de mon coté l'attente se colore elle aussi d'incertitude, chaque soir, mon homme, vas-tu rentrer? Chaque jour je risque que tu rencontres l'attrait de la nouveauté.

Bientôt mars, le mois des femmes, compassionnel et revendicatif. Quand je pense aux femmes de certains pays intégristes, un mélange d'empathie et de révolte me met en mouvement. Mais je ne voulais pas parler de nos différences, je veux parler de ce qui nous uni. D'ici, natives, immigrées de première ou deuxième génération, ou de là-bas, nous sommes femmes, femelles. Libres et effrontées, ou mariées et soumises, pour ne citer que les extrêmes, lorsque nous aimons, nous partageons une chose: l'attente. Est-ce parce que biologiquement et psychologiquement équipées pour attendre des mois la venue de l'enfant, nous transposons cette capacité dans notre quotidien? Sommes nous condamnées à nous sentir toujours incomplètes, en manque d'un enfant à naître, d'un homme absent?

Je ne parle pas de celles, naïves qui attendent dans le vide que se pose sur elles le regard d'un prince charmant, elles ne quitteront jamais leurs rêves et la réalité ne trouvera jamais grâce à leurs yeux. Non, je parle de celles qui aiment: mari, compagnon, copain, fiancé, amant, vous appelez comme vous voulez celui que votre cœur aime, mais toujours arrive un moment où il vous faudra au fil des heures, des jours parfois, l'attendre. C'est le moment de puiser dans nos ressources millénaires, dans ces tendres fibres de notre être capables de rester dans l'amour et d'anticiper le bonheur. Que l'époux quitte le logis au matin pour n'y revenir que douze heures de labeur plus tard, en laissant l'épouse seule à des occupations qui ne comblent personne; ou qu'elle parte elle aussi, salariée, indépendante; au fond de son âme, toujours reste tapie l'attente.

Comblée par l'étreinte de la veille et la tendresse d'une soirée partagée, dans la sereine confiance des bonheurs qui reviennent, les femmes survivent au jour qui emporte leur amour. Le désir grandissant au fil des heures, sera à terme pour le retour de l'aimé. De la grand-mère de mon amie Martha, une native, épluchant, mijotant, repassant pour que tout soit prêt lorsque son amour revient des champs, aux rebelles libérées de mon espèce, l'attente est la même:

le grand bonheur de voir venir le soir.



3. L'amoureux

Lorsqu' éclatera la bulle de son silence

-Non, franchement, vous vous méprenez, vous m'accusez à tort de choses que je n'ai pas faites, ce sont des erreurs d'appréciation! Quand j'ai rencontré Martha, elle errait dans les rues depuis plusieurs jours. Dans un petit village on repère vite une tête nouvelle, surtout si on la croise tous les jours, au hasard. Au bout de quelques temps, je me suis inquiété pour elle, c'est humain, c'est normal! Je lui ai demandé si elle était en visite chez quelqu'un, si elle venait d'emménager... D'un signe de tête elle a répondu non à toutes mes questions. Ce n'est qu'en allant décrocher la guirlande de Noël qui pendait du clocher que j'ai compris où elle se réfugiait. Que faire? Je lui ai proposé un centre d'accueil pour sans logis, mais je n'allais quand même pas faire appel à la police pour l'y emmener de force! Alors c'est vrai que je l'ai aidée à s'organiser, elle avait la clé de la salle des fêtes, pour un accès aux sanitaires et à l'eau, elle aurait même pu y dormir au chaud si elle avait voulu, mais chaque soir elle retournait dormir dans le clocher. Elle disait je suis bien là, sous l'accent circonflexe qui protège le village, de là haut je ne ressens qu'amour pour tout ce que j'embrasse du regard, ça ne change rien à rien, mais c'est là que ma vie prend son sens.

C'est vrai que dès le premier regard, je me suis senti attiré par cette femme, mais je n'ai jamais rien dit, rien fait pour qu'elle le sache. C'est elle, un matin, après que je lui ai porté la thermos de café qui réchauffait ses journées, qui a caressé mon visage et s'est blottie dans mes bras. Même là je n'ai rien dit, rien fait pour l'encourager. Je me suis dit elle a besoin de chaleur, de tendresse, je n'ai pas pensé plus loin. C'est elle encore, après des semaines de ces chastes câlins du matin, c'est elle qui a pris ma main pour que je lui fasse l'amour.

C'est vrai qu'à ce stade, je n'ai plus résisté. J'ai accepté ce qu'elle m'offrait. Si j'avais 5 minutes, elle me donnait en ce laps de temps tout son amour en un long baiser, ou parfois juste dans son regard, dans la pression de ses bras sur mon dos quand elle m'enlaçait. Si j'avais la liberté d'une heure entière, elle prenait le temps de se dévêtir et de me laisser la regarder, et l'aimer. Elle disait, aimer c'est se laisser guider par le désir de l'autre, le suivre à son pas, à côté de lui, marcher, attentif. Pas trop vite pour ne pas l'essouffler, pas trop loin pour ne pas dépasser ses forces. Lorsque je savais que le temps ne laisserait pas mon corps aller au bout de son désir, elle ne disait rien, ne forçait rien, et je pouvais laisser libre cours à une tendresse diffuse qui semblait aussi la contenter.

Vous vous trompez, je n'enlevais pas l'échelle pour la garder emprisonnée. C'est elle qui me demandait chaque soir de l'enlever, elle avait peur d'être surprise dans son sommeil, et si je ne le faisais pas, d'en haut elle la faisait glisser. Elle pensait que le fait de la remettre en place ferait assez de bruit pour la réveiller et la prévenir de l'arrivée d'un intrus. Ou peut-être, je ne puis éluder cette hypothèse, peut-être était ce une façon de m'obliger à venir chaque matin, remettre en place l'échelle afin qu'elle puisse descendre. Chaque matin je l'ai fait, plus ou moins tôt dans la matinée, je l'avoue, mais chaque matin, avant midi, j'ai toujours remis l'échelle en place. Vous voyez, je n'avais pas pour objectif de l'emprisonner. Mille fois je lui ai proposé un foyer d'accueil, une chambre chez l'habitant, mille fois je lui ai conseillé de partir, j'ai même menacé de l'y forcer: c'est la seule fois où je l'ai vue pleurer.

C'est vrai, au fil du temps, qu'une relation très forte s'est développée, et je suis arrivé à un moment où son départ m'aurait fait souffrir. Mais si un matin elle m'avait dit: j'ai trouvé de meilleures conditions de vie, je pars, bien sûr j'aurais été heureux pour elle, et seul son bonheur compte pour moi. Mais chaque matin, en m'étreignant, chaque matin elle me réaffirmait son choix d'être là, et dans ces conditions là. Elle m'a même dit aimer les conditions d'inconfort dans lesquelles elle restait, y trouver sa raison de vivre. Elle aimait la solitude du clocher et ses heures comptées. Elle se nourrissait de la vue sur le fleuve et les montagnes. J'ai vite vu qu'elle écrivait, des piles de papiers cachées sous le matelas pneumatique qu'elle avait hissé là haut. Parfois elle me donnait ce qu'elle écrivait, mais pas tout, et pas toujours. Elle disait tout le temps qu'elle était bien là, bien comme ça, et je vous jure que son regard ne démentait pas ses mots.

-Monsieur, depuis quelques minutes nous vous écoutons patiemment. À plusieurs reprises vous citez les paroles de Martha, or nous sommes obligés de vous dire que Martha ne peut pas parler. Physiologiquement, ses cordes vocales sont endommagées de manière telle qu'aucun son ne sort de sa bouche. Vous avouerez que cet élément ne va pas nous aider à vous croire. Mais peut être vous écrivait elle tout ce que vous citez comme étant ses paroles?

-Non, je vous jure avoir entendu sa voix. Il est vrai, à y penser, que je ne l'ai jamais vue me parler. Toutes les fois que je l'ai entendue, c'était quand elle me serrait dans ses bras, sa joue sur mon épaule, sa bouche près de mon oreille. Jamais jamais je n'ai vu ses lèvres bouger pour parler. Mais vérifiez, cherchez, puisque vous avez confisqué tous ses écrits, ceux qu'elle détenait et ceux qu'elle m'avait donnés, il doit bien y avoir un détail que je vous ai dit et qui ne figure pas par écrit!

Mais permettez moi d'arrêter de me justifier, peu importe maintenant ce que vous déciderez pour moi, c'est pour elle que je veux plaider. Cessez de la traiter comme une folle dans les chambres blanches et feutrées de vos hôpitaux, cessez de la garder enfermée! Oui c'est moi -moi que vous accusez de l'avoir séquestrée pour la garder à portée de main comme un objet de plaisir, alors que je n'ai fait que respecter sa liberté- c'est moi qui vous conjure de la libérer. Je sais que lorsqu' éclatera sa bulle de silence, je sais qu'elle dira comme moi. Elle n'est ni malade ni folle, juste différente, et

ses priorités de vie ne sont pas celles de tout le monde. Celle que vous prenez pour une recluse est éprise de liberté: la liberté de choisir sa vie et d'aimer. Cessez de l'abrutir avec vos calmants, de la nourrir contre son gré, et si elle refuse de vous parler, donnez lui un crayon et du papier. C'est pour elle que je vous le demande.

Pour ce qui me concerne moi, quel que soit votre verdict, j'ai pour toujours devant les yeux l'image de son sourire, sa voix qui chuchote des mots d'amour à mon oreille, la douceur de ses caresses tatouée sur ma peau et le bonheur d'avoir su nous aimer, sans jamais enfermer l'autre dans nos désirs.

 

***

Je m'appelle Yousra. Ah oui, c'est vrai, on se connait déjà! Bon, c'est pas encore mars, alors je peux jouer les sexistes? Allons-y.

Un soir, en sortant du cinéma, je me baladais dans la rue avec l'homme que j'aime. Nous ne vivons pas ensemble car lui ne le veut pas, pour des raisons qui ne regardent que lui, et que je n'ai pas à vous dévoiler ici, et comme je suis -par la force des choses- douce et conciliante, je m'adapte. Je m'applique même à cultiver les points positifs de la situation, pour ne pas trop en souffrir et ne pas lui en vouloir. Mais ça ne m'empêche pas, parfois, de lui dire ce qui me manque. C'est ce que je faisais ce soir là, lui expliquant que la nuit d'avant j'avais eu du mal à m'endormir, car j'avais beau serrer contre mon cœur mon oreiller, je n'arrivais pas à créer l'illusion de sa présence.

Alors il me dit: mais il fallait virer l'oreiller! Et du pied il imite le shoot parfait du footballeur.

Voilà une différence entre hommes et femmes. J'ai bien dit différents, pas mieux ou moins bien.

Donnez à une femme quelque chose de rond, elle fond, s'émeut, voit dans la boule de linge, le coussin, la peluche, la rondeur du nouveau né à protéger. Femmes bercent jusqu'à leurs douleurs, leurs espoirs et peut-être même leurs colères, les serrent contre elles, les caressent, jusqu'à les apprivoiser pour pouvoir continuer à avancer.

Regardez le geste de l'homme, même déjà petit garçon, éjectant au plus loin de son champ de vision, le ballon, le chapeau posé sur la chaussée, l'obstacle quel qu'il soit. S'il fait pareil avec les pensées, les troubles, les tristesses, les contrariétés, hop... bien loin projetés par un coup de pied, le voilà libre de foncer.

Dans les deux cas objectif atteint: la vie continue,

aucun moyen n' est mieux, ni moins bien,

juste différent.

 

***

Giboulées...

Après un long hiver, son moral était resté figé dans l'imprévisible, l'incontrôlable. Elle ne savait que dire, que faire, pour que cessent de voler les poussières qui irritaient ses yeux. Martha n'avait pas de mots pour décrire, elle ressentait seulement. La présence des autres l'agaçait, leur absence la désespérait, leur sollicitude la faisait pleurer. Il ne lui restait d' instants bonheur, que ceux passés avec l'homme qu'elle aime, mais c'était rare et sans inertie, elle ne savait plus faire vivre l'absence. Il lui fallait d'abord se calmer, se poser. Elle alla rendre visite à Yousra.

Quand elle est arrivée, Yousra était au jardin. Elle tirait un cordeau pour creuser un sillon bien droit. Martha s'arrêta au bord du champs et en silence la regarda. Yousra travaillait la terre comme elle menait sa vie: volontaire et opiniâtre, une lutte continuelle à suivre une ligne et l'adapter aux conditions par des choix parfois audacieux, courageux. Martha l'admirait. Elle s'était essayé au jardinage, de la position courbée, à genoux à même le sol, elle s'était allongée, avait rejoint la terre, se serait incorporée à l'humus, aurait été recouverte par les feuilles l'automne venu, et aurait disparue aux yeux des hommes, si Yousra ne l'avait tirée vers la vie.

Elle regardait son amie bêcher, creuser, arroser, semer, recouvrir, puis planter le cordeau trente centimètres plus loin et recommencer. Elle savait ce que Yousra essayait de domestiquer ainsi, au delà de la nature qu'elle voulait rendre nourricière, c'est à sa vie qu'elle tente de donner cette ligne de conduite, ce sont ses actes d'amour qu'elle sème avec soin, et les rêves d'impossible qu'elle arrache comme chiendent.

-Et là? demanda Martha en découvrant un amas de broussailles indisciplinées au milieu du jardin, c'est quoi?

Les yeux de Yousra se mirent à briller d'une fierté rebelle:

-Là? Ce sont mes désirs fous, mes rêves déraisonnables, mes envies amorales, mes espoirs insensés; ils ont droit à cet espace, et regarde! regarde! des fois ça fleurit! ça fleurit et ça graine, ça graine et ça ensemence... me faut alors désherber mes sillons... tu m'aides? Je suis là, je ne te laisserai pas épouser la terre, je veille, mais viens, s'il te plait... j'ai besoin de ton aide.

Martha fût étonnée. Venue trouver son amie, en plein désarrois, elle se trouvait face à une demande d'aide.

-Qu'as-tu? demanda Yousra.

-Rien, y'a juste un peu de pollens, des poussières qui volent dans ton jardin, c'est rien, on s'y met?

 ***

Ils ont fini par nous relâcher, Martha et moi. Elle a parlé, parce que oui, elle peut parler, les médecins croient tout savoir, ils croient que parce qu'ils ont ausculté le corps, il peuvent en écrire la fiche technique! Moi je savais bien que Martha parlait, puisque je l'avais entendue. Elle a donc dit, elle a raconté, m'a innocenté, et ils l'ont crue. Pas sans lui faire subir une expertise psychologique, bien sur, mais l'expert a dit qu'elle n'était pas folle. Différente, "limite", parfois dans la souffrance psychique, mais pas folle, et surtout crédible et capable de s'assumer. Elle est donc sortie de l'hôpital et moi de prison. Bien sur, après ce scandale il ne lui était plus possible de squatter le clocher, il lui fallait trouver un vrai logement, même si ce n'était pas ce qu'elle désirait. Il y avait bien la cabane de sa mère dans la forêt, mais les services sociaux n'appelaient pas ça un logement. Martha ne voulait pas d'attache, rien qui la fixât à un lieu plus qu'à un autre. On a trouvé un compromis, un "squatt légal" prêté par la mairie, à court terme. Ça lui va, et ça ne l'empêche pas d'aller dormir dans les clochers quand bon lui semble.

Martha, c'est le langage du corps. Quand j'arrive, c'est son corps qui me dit si elle va bien ou pas. Sa façon de me serrer dans ses bras peut être tendre et enveloppante, ou geste désespéré de noyée. Jamais elle ne me refuse son corps, mais son amour peut mettre plus ou moins de temps à descendre de son cœur à son sexe. Je suis cette progression, je respecte cette localisation de l'amour, en caressant doucement ses seins. Martha ne dit jamais non, elle n'a jamais la migraine, la seule restriction c'est sa peur qu'on soit dérangés quand notre abri n'est pas assez sur. Pourtant, elle me l'a dit, elle adore faire l'amour dehors, la nature ajoute à son désir une dimension animale, hélas inhibée par le manque d'intimité. Alors elle a trouvé des avantages à l'appartement imposé par la mairie: les murs, la porte qu'elle ferme à triple tours, et là elle ose se livrer toute. Marthe m'offre son plaisir. Mon plaisir naît et grandit du sien, des mouvements de son corps sous mes mains, des soupirs de son souffle libéré. Là elle parle, là elle dit qu'elle aime, qu'elle m'aime. Puis ses larmes me disent que l'amour l'inonde, que son corps est comblé, ses yeux disent un "merci" tellement partagé que je ne veux pas l'entendre. Avant de me laisser partir sans jamais tenter de me retenir, Martha me donne alors ses mots, les poèmes, les chants de son corps soigneusement consignés pour moi entre deux de nos rencontres. Ainsi parle Martha, elle m'aime et me l'écrit.

Yousra c'est la rebelle, la libre, l'explosive. Elle parle Yousra, elle dit tout, pire, elle extrapole autour de chaque parole, chaque événement. Elle tente d'en extirper le jus, l'essence, elle tourne chaque détail dans tous les sens sous les feux de sa conscience. Elle est parfois fatigante Yousra, mais elle me force à aller au bout des choses, au bout des ressentis, des actes aussi, au bout des logiques. Mentalement elle explore les possibles, elle visite chaque chemin de vie avant de faire ses choix, ensuite de quoi elle avance, entêtée. Mais elle accepte beaucoup de choses, en gros, c'est moi qui pose les conditions de notre relation, à prendre où à laisser, une fois pour toutes elle m'a dit "je prends". Elle prend mais elle dit! Elle dit qu'elle prend, et pourquoi, et comment, et ce que ça lui fait, et ce qu'elle ressent, et à quoi elle pense... C'est sa liberté me crie t-elle, sa seule liberté: "j'accepte toutes tes conditions, mieux, je m'y adapte, je les épouse, je les fais miennes, jusqu'à les aimer, mais je me garde le droit de DIRE. Dire les difficultés, les douleurs, les souffrances, les bonheurs aussi."

Alors Yousra s'adapte. Portable en poche quand elle n'a pas l'oreille rivée au fixe, elle se déplace, elle vole à ma rencontre, elle, "ma compagne" quand je l'y autorise. Toujours présente à mon désir, elle bouscule son emploi du temps ou reste dans une attente aimante, mais elle me le dit! Elle accepte tout de moi: mes oublis, mes appels pour annuler nos rencontres, mes silences quand je n'ai pas le moral, les promesses que je ne tiens pas, tout, contre la seule liberté de pouvoir en parler. Ça me gêne un peu parfois, car il arrive que je culpabilise quand elle m'expose son désarroi, mais je me dis qu'elle a raison, en échange elle s'adapte.

Yousra c'est l'énergie, elle travaille, elle milite, elle jardine, elle n'arrête pas un instant, sauf quand elle m'attend. Avec elle l'amour est une fête, un tourbillon. Elle m'aime d'un amour déterminé, on dirait qu'elle a décidé de m'aimer contre vents et marées et qu'elle arrivera dans ce but à surmonter tous les obstacles. Un amour bulldozer qui taille son chemin dans le maquis de la vie. Elle m'aime et me le crie.

Je ne pourrai pas choisir, me passer de l'une ni de l'autre, je les aime deux. Je ne me sens nullement partagé, je me sens complété. Yousra sait et accepte. Martha ne pose pas de questions. Sa muette approbation fait écho aux cris de sacrifiée de Yousra. Mais il m'arrange peut être de ne pas voir certaines ombres dans ses silences. L'heure n'est pas au bilan, je suis en plein dedans. Je refuse de penser l'avenir, j'ai bien trop peur qu'il ne m'apporte bientôt plus de souvenirs-sourires, alors je prends l'instant. Avec chacune, rien que l'instant.

Ah, au fait, je vous ai pas dit, je m'appelle Amray: l'amoureux.

 

***

"La venue d'Amray c'est comme la météo; avant d'y être on n'est jamais sûr de rien. Prévisions à 12 jours, horizon à 4 jours, rien de certain. Une bourrasque brutale peut pousser un nuage dans le plus clair des ciels et cacher le soleil annoncé. Inversement, l'ondée peut vider les nébulosités et révéler des étoiles inespérées. C'est comme ça, jusqu'au moment où je le tiens dans mes bras, Amray peut à tout instant m'échapper."

Yousra pense:

"Je ne le dirai pas à haute voix, les féministes me tomberaient dessus, mais j'ai trouvé une explication à la polygamie. Si l'on pose comme postulat que la mère est le premier attachement de l'enfant, attachement vital, nourricier, avant même d'être affectif, il est nécessaire que le petit homme soit programmé à aimer plusieurs femmes, sinon comment pourrait-il prendre épouse en plus de sa mère? Et pour parachever l'éducation, on envoie le petit garçon à l'école où il prend l'habitude d'avoir une maîtresse.

Bon j'avoue, c'est du mauvais humour, mais ça déstresse, chut, je n'ai rien dit!"

 

 

***



L'appartement ne résout pas tout, c'était plus simple quand elle logeait dans le clocher en me demandant d'ôter l'échelle, je savais où la trouver! Lorsque Martha est là, elle l'est sans restriction, mais voilà, parfois, je viens la voir, elle n'est pas là. Martha ignore nos gadgets modernes, ce n'est pas elle qui se baladera avec un téléphone! Elle ne pense même pas aux "post-it", elle n'est pas là, c'est tout. Au début j'ai essayé de la chercher. Je l'ai trouvée parfois, allongée ventre contre terre dans un potager, ou les seins vers les étoiles dans la chapelle inachevée, en équilibre précaire sur un pont, ou jouant les funambules aux passages à niveau; mais elle ne paraît pas ravie d'être découverte dans ses extravagances. La cabane de sa mère m'est interdite depuis toujours, je le sais sans qu'elle ait eu à le dire, et je ne m'aventure jamais à la chercher par là.

C'est elle qui fait la pluie et le beau temps de mon calendrier! J'arrive chez elle, le coeur plein d'amour à en déborder, et je ne la trouve pas! Mais le pire, c'est que je ne sais pas si elle est partie pour cinq minutes ou pour huit jours! Parfois je me demande si je suis le seul homme dans sa vie, puis je me dis que je n'ai même pas le droit de me poser la question. Ce n'est qu'un vieux réflexe machiste qui compte la fidélité comme primordiale chez la femme et secondaire chez l'homme! Ce sont les seules fois, où dans le désir de voir l'une, je pense à l'autre. Penaud devant la porte de l'appartement béante sur l'absence de Martha, je pense à Yousra laissée dans l'incertitude de nos rencontres.

***

Peu importe le décor, seul compte l'éclairage intérieur. Martha songe:

Il y a deux façons d'agrandir la vie. On peut courir après le temps, aligner les occupations, les actions, provoquer la vie, la forcer, déclencher l'accouchement d'événements, en faire le plus possible, en bref, privilégier la quantité; puis s'écrouler fier de tout ce qu'on a réussi à faire. C'est la frénésie de vie.

Ou on peut agrandir chaque instant donné par la vie elle-même, l'accueillir, méditer sa beauté, en revisiter les recoins douceur, profiter de l'échange fugace d'un sourire juste avant qu'il ne devienne grimace, respirer, caresser le bonheur d'un moment de chaleur, ou juste aimer la couleur du nuage avant la pluie.

Yousra me dira encore ce soir: qu'as tu fait aujourd'hui? Elle mesure mon moral à l'actimètre! Gênée je ne saurai répondre que "rien". Oui, je n'ai rien fait qui ait fait avancer le monde. Mais alors j'imagine les financiers, les commerciaux, les politiques, tous au bord de l'apoplexie, si un jour entier ils ne faisaient rien de ce qu'ils appellent utile, quel repos pour nous autres, mais surtout pour la Terre!



4. Le maître du temps

Je revenais d'une de mes visites au maître du temps. Je marchais dans la rue. J'avais un soucis en tête... je ne pouvais plus écrire. J'ai vu Yousra. Elle pouvait résoudre mon problème. C'est toujours elle qui le résolvait. Elle... était assise sur le bord du trottoir. Ses pieds étaient dans le caniveau. Le caniveau ressemblait à un ruisseau sale. Il charriait des détritus. Yousra ne m'avait pas vue. Ses yeux ne regardaient nulle part. Peut être même qu'elle les fermait. Elle avait la tête dans les mains. Elle ne semblait pas se rendre compte que ses pieds traînaient dans l'eau sale.

Je me suis approchée. Je me suis assise à côté d'elle... sans mettre pourtant mes pieds dans l'eau. Je lui ai dit "qu'est-ce qu'il y a". C'était visible que ça n'allait pas. Yousra n'est jamais comme ça. Yousra je l'admire. Elle est l'énergie que je n'ai pas. Elle agit sans cesse. Jamais je n'avais vu Yousra assise au bord d'un trottoir. C'était normal que je m'inquiète.

Elle m'a répondu "il m'a dit trouve toi d'autres soleils". "Il" c'est Amray, son amoureux. Et le mien. J'ai eu peur. J'ai cru qu'il l'avait quittée... abandonnée. J'ai eu très peur. Je lui ai dit "pleure pour apaiser ton coeur... sortir la douleur." Elle m'a dit "non... c'est pas ça... juste il était trop occupé... il ne pouvaient pas se voir. Il lui disait de se trouver d'autres occupations... de remplir le temps de ses absences. Jamais je n'avais vu Yousra comme ça. Elle m'a dit "tu crois qu'il se prend pour une occupation dans ma vie". Ça l'a fait sourire. Alors j'ai sourit aussi. Et on est parties toutes les deux d'un éclat de rire. Complices.

Après ce rire mon soucis est réapparu. D'habitude je ne dis pas mes soucis. Je les garde pour moi. Des fois je les confie au maître du temps. Alors il laisse couler mes larmes. Et parfois il me donne une vision réconfortante. Pour m'apaiser. Là c'était un problème matériel. Mais je n'osais pas demander. Je n'ai jamais osé demander d'aide. Ni matérielle... ni affective. Je veux toujours me débrouiller seule. Ne rien devoir à personne. Ne rien avoir à payer. Car tout se paye très cher. Mais là le maître du temps ne pouvait rien pour moi. Tandis que Yousra pouvait. C'était souvent Yousra qui me fournissait quand j'étais en rupture de stock.

Puisque Yousra avait osé partager son soucis... j'ai osé dire le mien. Je n'avais plus de cahier. Je ne pouvais plus écrire. J'en étais réduite à retourner un ancien cahier et à écrire à l'envers dans les interlignes. Mais ça nuisait à la relecture. Dans les écoles où elle travaillait... Yousra récupérait avant les poubelles... les vieux cahiers à peine entamés... les stylos cassés. Elle me les donnait. Mais là elle avait dû oublier. Et moi je n'osais pas demander.

Ses yeux n'étaient pas encore secs d'avoir tant contemplé le sale ruisseau urbain. De son cartable elle a sorti un cahier. Mon format préféré. Petit cahier... spirale... petits carreaux. Elle savait. Merci.

Elle m'a demandé...on aurait dit l'appel au secours d'une noyée... "tu écriras une page pour moi"?

 

***



Tu m'as demandé une page, Yousra, pour guérir ton chagrin. Si mes mots avaient ce pouvoir, cela serait mon bonheur ce soir. Dans l'espoir de te voir sourire demain...

Je suis allée rendre visite au maître du temps. Tu sais, le Seigneur de la chapelle inachevée, pour lequel le temps est resté en suspens avec l'arrêt des travaux. Je n'avais pas de question à lui poser, c'était juste pour lui rendre visite, et lui parler de toi. C'était nuit de lune décroissante. C'est important la lune. Lorsque tu es dans la chapelle, c'est le seul repère du temps qui passe. Par le toit qui n'a jamais été charpenté, la portion de ciel que tu peux voir est immobile. Aucun vol d'oiseau, aucun nuage en transformation, juste une image toujours statique. Le temps ne passe dans la chapelle que si tu fermes les yeux. Tu les rouvres, le ciel a changé, les nuages n'ont plus la même forme, la lune s'est déplacée. Mais tu pourras le fixer des heures, jusqu'à la douleur, sans jamais percevoir le moindre changement, le moindre mouvement. J'ai mis beaucoup de temps à découvrir ça, à trouver ce qui clochait. Je suis restée des heures, des jours, des nuits, en contemplation de ce bout de ciel, à me demander pourquoi il me paraissait étrange, sans en trouver la raison. Je crois qu'au bout d'un moment je savais sans savoir l'exprimer. C'était trop étrange, anormal. Malgré mon enfance et les dons de ma mère, l'arrêt du temps dans la chapelle m'était inconcevable, et pourtant, pour preuve, ma présence! Tu ne t'es jamais demandée comment je pouvais être la fille d'une femme ayant vécu en 1885? Tu crois à ma folie, comme tous, c'est cela? Non, tu feras l'essai, tu verras, le temps que tu passes dans la chapelle, sous le ciel figé, n'a pas prise sur le corps, ce qui fait que l'on vieillit, mais au ralenti. Ma mère qui avait découvert ce secret et défié les siècles, tenait de là sa réputation de sorcière.

J'ai donc parlé de toi au maître du temps. Je lui ai dit ta tristesse, il m'a écoutée sans rien dire et je l'ai laissé prendre possession de moi. J'aime ce moment où écrasée sous le poids du temps, me viennent des songes si nets qu'ils en paraissent vrais. Je t'ai vue, toi Yousra, toi et ton amoureux, Amray. Vous vous teniez par la main face à un arbre majestueux. Lentement, du tronc s'est détaché un visage, tel un masque africain, et deux branches basses s'agitèrent comme des bras dont les mouvements soulignent les paroles. Le maître du temps avait choisi cette métamorphose pour vous apparaitre et vous parler. Ce qu'il vous a dit, il ne m'a pas laissé l'entendre, peut être d'ailleurs ne vous a t-il même pas laissé le comprendre? Toujours est il que la dernière image de ce songe vous voit partir, ensemble, au grand jour, main dans la main.

Crois moi, les songes que le maître du temps m'a donnés à voir se sont toujours réalisés, seulement il faut être patient car pour lui le temps ne compte pour rien. Je t'invite à venir tenter l'expérience une nuit, dans la chapelle inachevée, mais ne dis rien à Amray, il ne connait pas encore les secrets que je te confie par cette page, même s'ils pourraient vous servir...

 

 

***





Sans soleil, pas d'ombre; mais le soleil seul ne peut pas créer l'ombre non plus, il a besoin de l'objet humble qui bloque ses rayons pour marquer la terre de son sombre contraste.

Comme le boulanger, qui travaille toute la nuit et ne reçoit pas les louanges pour son pain amoureusement pétri -c'est la vendeuse, face aux clients, qui les entend-; comme l'éclairagiste, mettant en valeur le travail de l'artiste, jamais lui-même mis en lumière; comme l'auteur du discours que lira à la tribune l'homme pressé qui ne savait pas poser par écrit ses pensées, Martha est toujours restée dans l'ombre, jusqu'à même devenir invisible, jusqu'à ne même plus être cet écran entre la lumière et l'œil du passant: elle ne bouge pas, ne parle pas, on ne la voit pas, ou on oublie vite l'avoir vue.

On ne voit pas non plus, sur le cliché à l'éclairage doux, la présence du réflecteur qui renvoyait la lumière. Martha se console en pensant aux animaux luminophobes et pourtant utiles qui peuplent les profondeurs obscures et qui furent à l'origine de la vie, depuis qu'elle a compris les raisons de l'ombre, elle se dit qu'elle est mieux ainsi.

C'était début de nuit dans la chapelle. La nuit est habituellement calme, mais là, elle avait entendu des pas, des bruits de voix. Trop tard pour se sauver, et où se cacher? Elle s'est alors collée le dos à un mur, le plus dans l'ombre possible. Ils sont passés devant elle, les intrus, ils ont fait le tour du minuscule édifice, ont même regardé le pan de mur qui l'abritait, ont admiré les pierres rougies par la lumière crépusculaire, mais ils ne l'ont pas vue. Elle prit conscience que l'ombre lunaire de ces murs la protégeait. Ainsi personne jamais ne la verrait lors de ses visites au maître du temps. Cette découverte l'avait soulagée.

Mais pourquoi sa mère était-elle partie sans rien lui révéler? Pourquoi fallait-il qu'elle découvre tout par elle-même? Tout cela elle aurait du lui transmettre! Combien d'autres secrets gouvernaient sa vie sans qu'elle en connaisse l'existence? Telles étaient les questions que se posaient Martha. D'un autre coté, à mesure de ses découvertes, elle comprenait que celles-ci la protégeaient et lui permettaient d'être elle-même sans souffrir du regard des autres sur sa différence.

Yousra essayait de la faire sortir de sa réserve, ça la tentait parfois, elle avait essayé, pour lui faire plaisir. Mais à mesure qu'elle osait se mettre en lumière, c'est son cœur qui devenait sombre. Mille questions l'assaillaient, les regards la brûlaient, elle ne savait pas quel sens donner aux mots qu'elle recevait, et elle en perdait le sommeil. Elle ne pouvait pas lutter contre les forces inconnues qui l'empêchaient de se réaliser au grand jour, pas pour l'instant. Peut-être lui restait-il encore un secret à découvrir, avant d'y parvenir? Au maître du temps elle confia qu'elle préférait rester cachée, utile mais dans l'ombre, silencieuse, discrète, pour que son cœur reste clair.



***

 

C'est la première fois qu'il lui arrive de regretter le passé. C'est un sentiment douloureux et impuissant, qu'il serait préférable de ne pas éprouver. L'été passé, celui qui l'avait vue naître au monde timidement, avait porté son énergie une bonne partie de l'année. Puis au fil du temps, elle avait basculé du souvenir à l'espoir de l'été suivant.

 

Mais cette année, ce n'était pas pareil. Martha avait cru qu'elle allait continuer à progresser, à s'ouvrir au monde de plus en plus. C'était son désir: s'intégrer au monde, mais à sa manière, en restant elle-même et non en devenant ce que les autres voulaient qu'elle soit. Pourtant, il lui semblait parfois que ses propositions d'aide pouvaient sembler pathétiques. Par son insistance elle dévoilait sa faiblesse, son incompétence à être au monde comme on se doit de l'être: simplement, bien à sa place. Elle ne savait pas encore comment se comporter, elle avait encore besoin de ses remparts, de se cacher, d'avoir un rôle, un statut, une utilité, pour être à l'aise quelque part. Cette année encore elle n'arrivait pas à être à l'aise en société. Alors elle était parti sur la pointe des pieds et passait le plus clair de son temps avec le maître du temps, dans la douceur de l'invisibilité.

 

Le maître du temps ne lui parlait pas souvent, mais toujours il accueillait ses larmes, ses sanglots bouillonnants. Sans un mot il lui permettait de laisser remonter, cachés derrière la fatigue millénaire, les anciennes tristesses, et même les vieilles colères que Martha avait bâillonnées. Pourquoi aurait-elle fait des choses puisqu'elle n'avait rien à faire et que personne ne faisait appel à elle? Elle était fatiguée de s'imposer, de proposer en vain son aide, sa présence. Maintenant elle restait dans l'ombre de la chapelle, disponible, dans l'attente qu'on l'appelle. Pourquoi fallait-il toujours qu'elle s'enferme elle-même dans d'invisibles prisons mentales?

 

Le maître du temps lui avait donné cette vision qu'elle ne comprenait pas. Lui appartenait-elle seulement? Était-ce une métaphore destinée à lui faire comprendre les raisons de l'ombre? Elle s'était vue enfant, jouant du luth dans la cabane de sa mère. Sa musique disait les émotions que ses mots ne prononçaient pas. Sa musique chantait la complainte d'un être cher trop tôt parti vers la mort. Sa mère était entrée dans la cabane et lui fit reproche de son impudeur: comment pouvait-elle oser se divertir en un moment aussi triste? Martha enfant eu honte en silence de son expression incomprise. Martha dans la chapelle laissa libre cours aux sanglots apaisants. C'est alors qu'elle entendit une mélodie sortir de l'univers dont elle se sentait désormais rejetée, exclue.

 

Comment pouvait-elle s'enfermer dans de telles prisons de pensées? Elle sortit son luth et égrena de tristes notes silencieuses à l'abri des murs épais de la chapelle. Le son ne s'échappait que vers le ciel où le temps ne passe pas.

 

***

 

Note après note s'écrivait la mélodie de Martha. Elle pinçait les cordes de son luth, mais les sons qui en sortaient étaient des mots, des mots fragiles qu'elle ne connaissait même pas.

 

Le refrain disait que l'amitié ne s'achète pas, que sa sympathie ne serait pas mesurée à l'aune de la quantité de travail qu'elle offrirait, que sa valeur humaine de dépendait pas de la somme de travail qu'elle faisait pour aider les autres, surtout s'ils n'en avaient pas besoin, ou ne le désiraient pas.

 

Les couplets énuméraient ces situations où ne sachant pas donner son amitié, ses sentiments, elle n'avait donné que ses forces, son temps, son travail, jusqu'à en être ridicule, pauvre Martha qui ne savait faire que ça: travailler.

 

Une seule personne entendit ces mots: Yousra qui se rendait pour la première fois seule à la chapelle. Elle souhaitait rencontrer le maître du temps et ne voulait pas être vue de Martha. Elle attendit en écoutant les sons qui rappelaient à ses oreilles la Kuitra de ses ancêtres. Une émotion venue du fond des âges serra son cœur: le premier cadeau du maître du temps.

 

***

 

J'ai attendu que Martha cesse de jouer pour entrer dans la chapelle. Je voulais essayer de rencontrer le maître du temps. Comme Martha, je me suis allongée sur le sol, mais je n'ai pas osé me dénuder -était-ce une obligation?- j'avais peur, même si je savais que l'on était invisible dans l'ombre, qu'un promeneur passe. Je savais que tout ce qui allait contre la quiétude pouvait être un obstacle à la rencontre, alors j'ai choisi de ne rien faire qui puisse m'inquiéter, plutôt que de respecter les consignes de Martha. Peut-être pouvais-je rencontrer le maître du temps suivant mes propres rituels? Peut-être la voie pour le trouver n'était-elle pas unique?

J'ai essayé de respirer lentement comme Martha me l'avait appris, et de laisser flotter mes pensées derrière mes yeux clos. La première expérience a été épouvantable, à peine allongée, j'ai senti en moi une angoisse se diffuser, monter, m'envahir; j'avais mal, comme un nouveau né qu'on aurait étiré pour l'allonger à plat au sortir du ventre maternel: je n'avais qu'une envie, basculer sur le coté et me recroqueviller en position fœtale.

Je n'ai pas vu le maître du temps ce soir là, mais j'ai pleuré, beaucoup pleuré, chose que je ne faisais jamais. J'ai pleuré mes chagrins et mes frustrations. Petit à petit, un immense bien-être m'a envahie, alors je me suis ressaisie:"tu vas pas devenir hypersensible comme Martha quand même!!Allons secoue-toi!!" et je suis sortie. J'entendis onze coups sonner à l'église du village, j'étais rentrée dans la chapelle au premier coup de minuit: soit j'y avais passé vingt-trois heures, soit seule une seconde s'était écoulée. Sur la route du retour, l'affichage lumineux à la vitrine d'une pharmacie donnait la date, l'heure et la température, cela confirma la seconde hypothèse: c'était bien vrai, dans la chapelle, le temps n'avait pas de prise.

 

Je ne me suis pas laissée décourager, dès le lendemain soir, un peu anxieuse quand même, j'ai voulu tenter à nouveau l'expérience. J'avais peur de m'allonger à plat dos, alors je me suis assise, dans la position des gens qui font du yoga, comme j'ai pu, car moi je n'avais jamais pris le temps d'apprendre ces choses là. J'ai laissé le calme s'installer en moi, c'était important que j'arrive à rencontrer le maître du temps, j'avais des questions à lui poser et un marché à lui proposer, mais je ne savais pas s'il accepterait. Ce soir là il m'a parlé, juste une phrase, un conseil: ne pose pas de questions, et les solutions arriveront d'elles même. ça m'a fait bizarre d'entendre parler dans ma tête, une drôle d'impression, comme si j'étais folle. Sa voix était chaude, chaleureuse, calme. Une fois le moment de stupeur passé, je l'ai remercié, suis restée encore un peu, juste pour sentir sa présence, et je suis partie, confiante. Martha n'avait pas menti. Elle n'était pas folle non plus, puisque son expérience était partageable.

 

Ensuite il a fallu du temps, mais ça n'avait pas d'importance, puisqu'en repartant de mes visites, le temps passé dans la chapelle ne m'avait pas été décompté, je n'en avais pas perdu, je pouvais même y rester une éternité! Je venais dès que je pouvais, je restais tant que je pouvais, c'est à dire, tant que la faim ou l'envie de faire autre chose ne s'éveillaient pas. Je n'avais toujours rien dit à Martha, mais peut être qu'elle m'évitait pour ne pas me déranger, ou qu'un heureux hasard nous avait permis de ne pas nous croiser? Je me suis quand même demandée si elle ne pouvait pas être là aussi, en même temps que moi, invisible dans l'ombre; mais dans ce cas, combien étions nous chaque nuit, réunis dans ce minuscule espace? Je ne posais évidemment plus de questions, j'étais là seulement. Au début la confrontation avec mes pensées me rendait parfois triste, puis, toutes larmes épuisées, émergeait la colère. J'appris à accepter ces émotions comme des vagues qui passaient, qui lavaient mon corps de ses anciennes blessures, j'avais l'impression de ressembler de plus en plus à Martha.

 

Puis le dialogue s'instaura. Le maître du temps me dit qu'il connaissait ma tristesse, mon envie d'avoir plus de moments communs avec Amray (je ne dis pas partager, car je ne voulais pas "découper" les instants). Il me dit aussi qu'il me sentait pressée par le temps, angoissée parce qu' Amray avait pris de l'avance. Et c'est lui qui finalement posa une question: qu'attends tu de moi?

 

...

 

Le maître du temps a accepté mon marché: un transfert, une "transfusion" de temps et d'énergie de moi qui en ai trop, vers Amray. La contre-partie était que je ne me plaigne jamais. La plainte était cause d'annulation du contrat, et tout redeviendrait comme avant. De ce jour -je ne me plaints pas, je décris- j'ai connu de grandes périodes d'abattement, des heures entières où je ne pouvais rien faire. Je les passais à lire, à réfléchir, à aimer Amray en pensées, parfois aussi en visites au maître du temps, car j'appris vite qu'on pouvait le faire en tout lieu. J'allais moins à la chapelle, du moins physiquement, j'y allais en pensées, même si dans ce cas le temps n'était pas aboli.

Après mon "deale", j'ai raconté mon aventure à Martha, elle a juste sourit, les discours c'est pas son truc, et elle m'a dit: c'est bien, pour lui, et pour toi. Je savais qu' Amray aimait aussi Martha, qu'il la rejoignait parfois. Je n'en parlais jamais avec lui, j'étais le plus naturelle possible avec Martha, mais j'ignorais si elle savait que j'étais au courant de sa relation avec Amray ou pas. Je laissais faire. Il y avait eu cette histoire quand elle avait squatté le clocher de l'église du village, mais c'était resté discret et Amray avait été innocenté, donc officiellement, il ne se passait rien entre eux. Quand partager m'étais trop dur (là il s'agit bien d'un partage, au moins du temps qu'il passe avec chacune), je m'imaginais être née de l'autre coté de la méditerranée, là où il est acceptable d'être polygame.

Depuis le marché avec le maître du temps, j'étais plus sereine, car j'étais avec Amray plus souvent: tous ces moments où je lui donnais mon temps et mon énergie, étaient des moments passés avec lui, même si pas physiquement, mais l'amour ne connait pas ce genre de distinction. Je découvrais tout un monde et la puissance des pensées. Mon cœur était apaisé, je pouvais sans souffrance, sans colère, supporter les absences d' Amray, je n'avais plus besoin de l'assommer de mes ressentis, de le submerger de lettres où j'aurais consigné toutes mes pensées en son absence. J'apprenais à vivre par moi-même. Je croyais qu'il recevait mes pensées, mon énergie, mon temps, c'est important ce à quoi on croit. Mon temps, en s'ajoutant à sa vie, se retranchait à la mienne, mais j'en avais tellement devant moi, du temps.

 

Je ne dis bien sur rien de tout cela à Amray, bien que Martha ait souvent insisté sur le fait que cela lui serait bénéfique et qu'il y avait peut être une autre solution que de lui sacrifier mon énergie. En attendant elle s'amusait de mes coups de pompes, elle me souriait et avec un clin d'œil me demandait "alors comment tu vas sorcière?", et nous riions. Elle de son coté, devenait de plus en plus tonique, à tel point que je lui demandais en riant si elle était sûre qu'aucun amant n'avait signé un pacte en sa faveur!! Je n'en ai pas besoin! me disait elle, lorsque je veux arrêter le temps, me reposer, je vais dans la chapelle! Le rythme de vie -lent à tes yeux- auquel tu me vois vivre, je l'ai choisi, pour savourer chaque instant, pour dilater la vie.

 

***

 

C'était trop bête. Il fallait absolument trouver comment fonctionner harmonieusement. L'équipe de la buvette avait parfois besoin d'aide, et elle, Martha, avait besoin de ce cadre comme rampe de lancement vers la vie, comme matrice pour grandir. Alors, la première partie de l'été elle était venue comme ça, elle descendait de la chapelle au hasard, atrapait un torchon à la sauvette, repartait si elle croyait se sentir de trop, ne sachant ni se comporter en cliente, ni s'intégrer comme aide bénévole pour les coups de main. Puis elle avait fini par trouver un équilibre, elle venait, prenait un repas à emporter, puisque manger seule en public lui était pénible, et revenait à l'heure du coup de feu pour la vaisselle.

 

Un jour, la patrone lui demanda de manger avec eux tous autour de la table, après le départ des derniers clients, et n'y tenant plus, elle finit par lui dire:

-mais bon sang, qui es tu? D'où sors tu?

Martha aurait bien aimé dire, répondre, en elle se déroulait le film de sa réponse, en images, elle se voyait, à l'aise, posément leur raconter:

 

Je m'appelle Martha.

Certains d'entre vous me connaissent déjà et savent que ma récente venue au monde ne me permet pas encore d'accéder avec sérénité aux subtilités des mondanités. J'avoue ne pas aimer les festivités. M'habiller avec élégance ou inventivité, arriver sous les yeux des déjà-là, sourire, me présenter, puis... bavarder, causer, tchatcher; appelez ça comme vous voulez, bref faire la conversation, tout cela me demande effort et crée en moi une vive tension. J'aime pourtant que les autres soient heureux, j'aime énormément la musique, les rires, le brouhaha joyeux des convives. J'apprécie d'être là, près du groupe en fête, mais à coté, à l'abri des sollicitations, protégée par une activité, ma préférée étant la plonge.

Je ne vais pas vous faire le coup de la contemplation de la mousse de savon, quoi que cela ne surprendrait pas ceux qui m'ont connue avant. Avant, je ne parlais pas, je sortais à peine de ma réserve et j'aurais très bien pu passer des heures perdue dans les reflets du monde sur ces fragiles bulles. Je ne vous ferai pas non plus un délire à la Jean Dujardin, avec surf fantasmagorique sur vague de détergeant. Pour le coup, ceux qui me connaissent un peu ne m'y retrouveraient pas du tout. Non, s'il faut une comparaison, ce serait plutôt au vendeur de légumes dans « le fabuleux destin d'Amélie Poulain » que je me m'identifierais le mieux: je peux caresser un bol avec mon éponge et apprécier béatement le glissant de la matière et la courbe de l'objet, mais aussi calmer une trop forte émotion dans un récurage rageur. Je peux être fascinée par une immense pile d'assiettes de porcelaine, toutes identiques, attendant de retrouver leur blancheur. Rien de tel que le liquide vaisselle pour disperser les tensions de mon esprit angoissé, avec pour récompense, le bonheur d'avoir profité de l'ambiance tout en me sentant utile.

Je m'appelle Martha. Ne vous moquez pas, il y a peu de temps, je fuyais le monde, j'accepte à présent de le côtoyer. J'ai ainsi pu remarquer que je n'étais pas seule à ne pas être à l'aise en société. Certains n'y parviennent même qu'à l'aide de boissons, quitte à arriver déjà alcoolisés pour se sentir d'emblée dans l'ambiance. L'abus d'alcool me fait pleurer. Je ne jouerai pas les troubles fêtes et ne vous ferai pas subir mon sérieux et ma mélancolie, mais est ce que ça dérange quelqu'un si je fais la vaisselle?

Mais elle ne prononça aucun mot, juste elle regarda chacun, fit non de la tête et attendit que la conversation reparte pour se lever et cacher son trouble.



Un jour Yousra s'étonna, et lui dit: "Comment peux tu, toi habituellement si lente, si lymphatique -non, ne te fâches pas, tu as bien le droit, et je comprends bien ta théorie sur la dilatation de la vie- mais c'est étonnant de te voir tout d'un coup, si active, et travailler des heures durant sans paraître fatiguer."

Alors Martha fit l'effort d'une longue phrase: « Des heures durant? Tu ne comprends donc pas? Il me suffit d'une courte pause, juste le temps de l'aller-retour du pavillon à la chapelle pour me reposer le temps que je veux! Et oui, tu n'y avais pas pensé...!! »

 

Non, Yousra n'y avait pas pensé, mais surtout elle, la vaisselle, ce n'était pas son truc, tout ce qui est sans cesse à refaire ne l'attire pas: vaisselle, ménage, sont pour elle rocher de Sisyphe, tous les jours la pierre à remonter en haut de l'édifice, et en vain la retrouver en bas au matin. Martha essayait de lui expliquer que c'était parce qu'elle ne goûtait pas l'instant, qu'elle était sans cesse dans l'après et dans le regret de n'être pas ailleurs occupée à meilleur. Yousra ne savait pas, elle faisait beaucoup de choses, peut-être s'y éparpillait, et surtout les faisait quand elle voulait, c'était son luxe, sa façon de s'adapter aux contraintes.

 

Martha, pour une fois, osa son avis: "mais voyons Yousra, c'est pourtant pas compliqué d'aller jusqu'au bout d'une tâche, pourquoi laisses tu toujours traîner de la vaisselle?"

Que pouvait-elle lui répondre? Le front contre la porte du placard de dessus d'évier, les mains dans l'eau mousseuse, elle aimait rêver qu'Amray, son aimé arrivait, s'approchait doucement, puis posait un baiser dans son cou, ou ses mains sur ses seins. En réponse à son désir fort et fou, elle éteindrait l'eau...

Oui Martha, voilà pourquoi Yousra ne finit jamais une vaisselle. Il y a même certains bols vestiges d'instants complices qu'elle laisse longtemps sur le bord de l'évier, pour le moment où elle aura besoin d'une petite bulle de rêve.

Yousra, elle, savait très bien être cliente au pavillon, pas de soucis, elle arrivait, investissait une table, s'étalait: un livre, un journal, un café. Manger seule ne lui était pas insurmontable comme ça pouvait l'être à Martha, elle était à l'aise, aimait lier conversation avec d'autres clients, de passage, qu'elle les connaisse ou pas, ce n'était pas un problème pour elle. Alors voilà, parfois elle emmenait Martha jouer les clientes, mais elle voyait bien, elle la connaissait bien, quand le malaise commençait à l'envahir, et l'envie de saisir un torchon la démanger, alors elle la laissait faire, elle aimait bien qu'on la laisse « être ».

 

C'était le dernier soir de l'été, pour la dernière fois, Martha s'était plongée dans son rêve et Yousra avait profité avec bonheur et conformisme des plaisirs de la soirée. Amray avait été heureux, comme toujours lorsqu'il pouvait les voir toutes les deux. C'était le dernier soir de l'été, le vent ne tarderait pas à souffler.

 

Un soir où la lune n'était pas encore levée, où la cathédrale illuminée était la seule source de clarté, Yousra, protégée du premier vent froid par les bras d'Amray, pensa à son amie Martha: "Si elle est en ce moment dans la chapelle inachevée, nue, comme à son habitude lors de ses visites au maître du temps, je la plaints, elle doit avoir froid!".

 

Mais Martha n'était plus là, non, elle était rentrée, s'était roulée en boule sous un plaid polaire, s'était aménagée une bulle de chaleur et s'était laissée contourner par la vague venteuse. Elle avait senti qu'Amray avait besoin d'énergie, de beaucoup d'énergie, et de chaleur.  Alors elle ne bougeait plus, pour ne rien perdre, pour que toute la chaleur et l'énergie disponibles puissent aller jusqu'à lui.

 

Lorsqu'un sursaut la secoua, comme un sanglot sans larme venu de son bassin, elle sut qu'Amray était heureux, d'un bonheur physique, et Yousra aussi.

 

Heureuse de leur bonheur, épuisée, elle s'endormit.

 

***

 

 

-Martha! Martha! C'est extraordinaire!

-Quoi? quoi? Calme toi, pose toi, qu'est ce qui t'arrive?

-Il m'arrive que j''ai réussi à rencontrer le Maître du Temps, mais ce n'était pas le Maître du Temps, anonyme et indéfinissable, c'était quelqu'un de réel: le père de l'homme que j'aime, je l'ai rencontré en pensées, je te jure, c'est vrai... tu me crois?

-Bien sur que je te crois, viens, je t'emmène boire un café, tu me raconteras tout ça.

-Boire un café? Mais la buvette est fermée l'hiver, où veux-tu m'emmener? Je ne veux pas marcher des heures tu sais! Je n'ai pas ton endurance!

-Qui te parle de marcher?

-Oui, tu as raison, il y a ma voiture, mais d'habitude tu ne veux pas y monter, pas de moteur, pas polluer...

-Viens, c'est moi qui te conduis, et t'auras pas à marcher, promis.

-Tu conduis! Toi! Depuis quand?

Martha entraîna Yousra vers le parking des thermes et s'installa au volant d'une voiture.

-Depuis combien de temps n'es tu pas venue me voir?

-Heu... quatre mois je crois.

-Alors, c'est bien suffisant pour passer le permis, surtout que j'avais commencé les leçons bien avant.

-Et tu ne m'avais rien dit!!

-Tu crois vraiment que je te dis tout?

-Et où me conduis tu?

-à Ganties.

-à Ganties? pourquoi?

-et pourquoi pas.

-et pourquoi pas... effectivement.

 

Arrivées à Ganties, Yousra une nouvelle fois s'inquiéta,

-mais il est fermé ton bistrot! il n'y a personne ici!

-mais si regarde...

 

Dès que la clochette de la porte eut tinté, les hôtes du lieu vinrent les accueillir.

 

Cet événement avait sur le moment occulté la grande nouvelle que Yousra avait envie de partager avec Martha, mais lorsqu'elles furent installer au chaud dans le café, elle put tout lui raconter, calmement.

 

C'était une nuit de lune pleine, une nuit d'insomnie. Pour retrouver le sommeil elle s'était dit qu'une petite visite au Maître du temps ne pourrait pas nuire, au moins ça la détendrait. Elle avait la tête pleine de questions à lui poser, sa vie traversait une zone de turbulences.

Arrivée devant le Maître du temps, elle le bombarda de ses interrogations: comment aimer sans se perdre, sans se sacrifier, comment aimer vraiment, dans le respect de la liberté de celui qu'on aime, et... de sa propre liberté. Que faire de ces rêves insensés qui n'en finissaient pas d'agoniser?

-Oui je sais Martha, je n'étais pas en de bonnes dispositions pour rencontrer le maître du temps, et encore moins pour recevoir ses réponses, c'est peut être pour ça qu'il m'a envoyé quelqu'un de plus proche de notre fonctionnement humain, quelqu'un de faillible, comme nous, quelqu'un qui avait souffert et fait des erreurs. Puisque toutes mes questions concernaient mon aimé, il m'envoya son père, la pensée de son père.

-Et que vous êtes-vous dit?

-C'est peut-être un peu secret, répondit Yousra avec un sourire plein de douceur. Mais déjà, je l'ai remercié, de lui avoir donné naissance, sinon, ma vie aujourd'hui n'aurait pas de soleil! Puis... tu sais, je ne l'ai pas vu qu'une seule fois. À chaque fois que je ressens l'angoisse qui serre ma gorge, j'ai l'impression que c'est un moment propice à une rencontre, comme si une pensée amie cognait à la porte. Alors une fois, moi je lui ai demandé de libérer mon aimé de la mission de réparer le passé qu'il s'était assignée, et, tu sais ce qu'il m'a répondu, son père, quelques jours plus tard?

-Non, je ne sais pas.

-Il m'a dit: et toi, Yousra, libère le de tes rêves!!

Jamais je n'avais imaginé que mes rêves puissent l'enfermer!

 

-Alors qu'as tu fait?

-Je lui ai parlé.

-à son père?

-Non! à Am..., à Lui, à mon aimé!

Devant l'hésitation de Yousra qui avait failli se trahir, Martha avait réprimé son sourire, et fait celle qui ne s'était aperçue de rien. Il lui fallait de plus en plus souvent faire la sourde aux allusions de son amie, un jour, il faudrait oser les mots, oser l'orage, pour ne pas se noyer dans les non-dits, mais un jour, pas aujourd'hui. Yousra avait encore trop de chemin à faire pour comprendre Amray, il ne fallait pas la perturber plus que nécessaire.

-Et...

-Et il m'a enfin dit qu'il ne partageait pas mes rêves, sans se cacher derrière la raison, il m'a dit sa non-envie.

-ça a dû te faire mal?

-Non! ça m'a libérée, tu comprends, je ne peux plus rêver un rêve qu'il ne partage pas! Je suis enfin guérie de mon rêve! Reste à l'en libérer lui...

-C'est pas risqué?

-J'y ai pensé, je l'ai même confié à son père, je n'ai jamais autant pleuré toute seule juste sur des pensées: s'il me dit un jour qu'il ne veut plus m'aimer d'amour, parce qu'il a besoin de cohérence, j'accepterai, je m'adapterai, je trouverai toujours un chemin pour l'aimer, autrement, mais cet amour plus fort que moi, dont je me sens dépositaire malgré moi, n'aura pas de fin.

Ça te laisse pensive...

 

-Chut... n'ajoute plus rien... regarde seulement.

 

Tout en parlant elles étaient sorties du café, et depuis la route enneigée, elles regardaient en silence le soleil se coucher sur le Cagire. Lorsqu'il fut couleur de nuit, elles n'étaient plus seules sous la lune et Martha qui avait toujours espéré rencontrer sa mère lors de ses visites au maître du temps, se prit à rêver, sans pour autant jalouser l'expérience de Yousra, de pouvoir un jour en faire autant.



***

Lorsque la nuit fut là, Martha prit la main de son amie et l'attira vers un chemin.

-Viens, j'ai encore quelque chose à te montrer.

-Mais... tu m'avais promis qu'on n'aurait pas à marcher!

-As tu marché de Barbazan à Ganties? Non! Mais ce chemin là, je sens que tu as besoin de le parcourir.

-Maintenant! De nuit! Et regarde! Là! Un loup, un ours...

-Un chien, très gentil, et qui nous protégera en accompagnant nos pas; quant à la nuit, entre la lune presque pleine et la neige, on y voit autant que le jour, lâche un peu tes peurs Yousra, fais confiance, suis moi. Je te promets qu'il ne t'arrivera rien, rien de désagréable.

 

Elles prirent un chemin à travers bois. Les promeneurs qui l'avaient emprunté dans la journée avaient fait fondre la neige sous leurs pas et tracé une trace sombre qu'il leur suffisait de suivre. Elles marchèrent en silence.

 

Pas à pas, Yousra défaisait les liens dans lesquels elle s'était enfermée, et qui entravaient aussi la liberté d'Amray. Pas à pas, elle découvrait que l'amour a besoin d'espace, de silence, de solitude pour grandir. L'amour a besoin du désert pour se sentir libre de s'épanouir dans la direction de son choix. Il fallait qu'elle apprenne à vivre en conséquence, que le vide de sa vie ne soit plus manque mais espace de liberté. Mais la liberté fait peur. Et Yousra était pleine de peurs.

 

Martha, dans ses pas, pensait à sa mère, et avait envie de demander à Yousra comment elle avait fait pour rencontrer les âmes du temps, comment elles se manifestaient, mais elle n'osait pas interrompre ses pensées.

 

Arrivées à la source, Martha dit seulement:

-Alors?

-Alors j'aimerais rester sur ce chemin d'altitude de l'amour. Ne plus redescendre aux prés verdoyants des rêves qu'il ne partage pas, pas sans lui.

-Regarde, boire pour la première fois à une source à laquelle on n'a jamais bu est un renouveau, voilà pourquoi je voulais t'emmener là, mais pas avant que tu aies parcouru le chemin mental que tu viens de faire. Si ton aimé ne souhaite pas suivre un chemin, tu peux y aller quand même, tu es libre bien sur, mais tu y seras toujours seule. Et lui se sentira coupable de te faire souffrir.

-Oui, j'ai compris, mais tu sais, il me faudra peut-être parcourir plusieurs fois ce chemin, car un sentier que l'on n'emprunte pas disparait, les herbes folles et l'oxalis envahissent son espace et l'on en perd la trace. Je crois qu'il me faudra souvent tracer en moi ce chemin là pour ne plus me perdre dans mes prisons de vaines espérances.

 

-Tiens, bois... et laisse le renouveau trouver sa place en toi.

 

***



 

Trouver la bonne distance, pour Martha, depuis son arrivée au monde, c'était ça le problème: trouver la bonne distance aux autres.

 

Les autres parfois trop proches, trop souvent là, ils m'étouffent, je me sens surveillée, coatchée; d'autres fois ils sont trop éloignés, ils font défaut, je me sens abandonnée, délaissée. Jamais là quand on a besoin d'eux, et encombrants quand le besoin de solitude se fait sentir. Eux ne peuvent pas savoir non plus quelle est la bonne distance, la bonne fréquence, le bon moment, puisque je ne le sais pas moi même, puisque c'est fluctuant, au gré des humeurs et des événements.

 

C'était un autre problème que celui de se sentir ou non à sa place, ou peut être en était-ce l'étape suivante. Maintenant Martha se sentait de plus en plus souvent acceptée, à sa place et légitimement présente dans les assemblée. Elle savait que rien n'avait changé dans l'entourage, seule sa représentation mentale de sa place dans le groupe avait évoluée. Fugitivement, elle ressentait encore parfois cette sensation d'angoisse qui l'avait déjà menée à quitter des lieux clos réunissant un groupe, mais cela passait si on lui adressait la parole, ou même si elle s'appliquait à respirer profondément en se répétant qu'elle était la bienvenue en ce lieu. Le lieu. Si le lieu l'acceptait, les humains qui s'y réunissaient l'accepteraient aussi.

 

Martha avait essayé de se faire une petite place dans plusieurs groupes. Au début c'est normal, on s'assied, on observe, on se tait. Le temps d'apprendre les codes du groupe et d'identifier ce que l'on pourrait y faire qui rendrait service tout en exerçant ses capacités ou ses envies. Mais elle avait dû se rendre à l'évidence, sauf à créer soi même un groupe, il était difficile d'y trouver sa place. Le message, parfois même exprimé à haute voix était partout: "j'étais là depuis longtemps, à toi de te faire ta place". Or Martha ne savait participer qu'en travaillant et ne savait prendre de place que celle qu'on lui laissait, qu'on lui donnait. Dans un espace donné, elle ne savait pas pousser les autres, alors si personne ne se décalait un peu pour laisser un peu de place, elle se sentait de trop et s'éloignait discrètement, sans un bruit, sans un mot, et sans un geste, sans que personne ne remarque son départ.

 

Et si la bonne distance c'était la mienne? Même fluctuante, celle que je fixe à l'instant T?

Je ne viens pas me frotter aux groupes humains pour y laisser ma peau. Si je trouve ça trop rugueux, comment me protéger sans m'exclure?

Si entre chacun et moi j'avais la liberté d'interposer un sentiment, un mot, un espace, un temps, pour laisser l'autre être lui, et pouvoir rester moi?

Entre Yousra et moi, l'espace d'un "merci" me permet de sortir d'une malsaine dichotomie: entre la soumission née de la culpabilité et la reconnaissance éperdue quand je pense qu'elle me laisse sciemment aimer Amray... l'espace d'un simple et joyeux "merci". Et entre Amray et moi, l'espace immense d'un amour qui respecte la liberté, et nous nous aimons beaucoup, et nous sommes très très libre. D'où cet espace, d'où ce temps où s'épanouit notre amour. Peut être que plus on aime, plus il faut laisser de place à l'amour lui même?



 

Au sortir de mes brumes,

laisser la joie de vivre de l'assemblée m'envelopper.

Tous ces visages heureux, ces rires, ces textes lus dans la bonne humeur,

la musique tonique m'ont tirée de mes sombres profondeurs.

J'aurais aimé pouvoir mettre en gestes ce bonheur,

bouger mes émotions à la mesure de leur intensité,

je n'ai pas su, le moment n'était pas encore venu, pas encore.

Comme le nourrisson, emmailloté à l'ancienne mode, les membres plaqués au corps,

j'avais envie de bouger,

mais l'envie se casse les reins sur un incompréhensible carcan,

mes muscles tétanisent, refusent,

pantin malhabile, je ne maîtrise plus mes membres, tout en moi se fige:

 

statufiée.

 

Alors pour l'instant, je regarde.

Je suis là, je m'imprègne du bonheur des autres, et c'est heureux...

 

 

 

 

 

Je regarde la danse de la vie et j'attends le moment où moi aussi je saurai danser ma vie, avancer d'un pas joyeux, léger, guilleret, et abandonner ma démarche grave et pesante.

La vie pourrait-elle à la fois être prise au sérieux et joyeusement vécue?

La vie "c'est pas pour de rire",

pas d'essai et d'erreur, pas de game over,

mais faut-il pour autant tout gravir,

et pleurer chaque trébuchement?

 

J'aurais aimé danser avec toi,

parce que tu aimes ça, parce que tu en as envie,

"gracias a la vida", j'aurais aimé de mes pas fêter la vie,

et te dire ainsi qu'avec toi je l'aime.

Mais j'ai apprécié, vraiment,

que tu me demandes uniquement ce que je pouvais te donner:

mes mots et non mes pas.

 

Une chose pourtant: le temps.

J'espère avoir le temps d'apprendre cette légèreté pour avoir un jour le bonheur de quelques pas virevoltants avec toi.

 

Il serait cruel, vraiment, que notre première danse je ne l'effectue pas dans tes bras.

 

 

Lettre de Martha à Amray,

 

5. Où tout s'achèvera



Une nouvelle fois, Martha était étendue dans la chapelle inachevée, seule et vulnérable face aux âmes du temps. Elle était venue leur porter une offrande: un rêve.

Il était venu un soir chez elle, son amour, son amant. Et au moment où elle pensait qu'il allait annoncer son départ imminent, il lui avait demandé s'il pouvait rester se reposer, une nuit, quelques jours. Il se disait fatigué de la vie qu'il menait, faite d'obligations, de devoirs, et lui laissant très peu d'instants pour profiter du bonheur de vivre. Martha était depuis toujours son île, son oasis, qu'aucun de ses soucis n'atteignaient, mais là il avait besoin de passer quelques jours, près d'elle, à l'abri.

Elle ne posa aucune question, ni sur les raisons, ni sur le temps qu'il pensait passer avec elle, elle dit juste oui. Oui au bonheur de se réveiller près d'Amray, de passer des jours doux sans la rupture intempestive des départs.

Quelques jours après, elle reçu une lettre de Yousra, qui disait seulement: "Amray est parti depuis quelques jours en me laissant un mot disant qu'il avait besoin de repos, si tu le croises par hasard, remets lui s'il te plait la lettre jointe, et... prends bien soin de lui."

Martha hésita, la lettre jointe était elle une supplique qui mettrait fin à leurs quelques jours de bonheur? Elle finit par demander à Amray lui même s'il souhaitait lire cette lettre. Il la prit, mais ne la lut que plusieurs jours plus tard. Yousra lui affirmait son entier respect de sa liberté et son acceptation de ses choix, quels qu'ils soient.

Martha pourrait désormais passer quelques jours, librement, sans l'angoisse d'être surpris, ni culpabilité de trahir Yousra, avec Amray lorsqu'il le désirerait.

 

Ce n'était qu'un rêve, mais contrairement à ceux qui avaient précédemment englouti la raison de Martha, il avait l'avantage de ne faire de mal à personne celui-là, le monde pourrait enfin trouver un équilibre.

 

Elle resta un temps infini sous le ciel de la chapelle, les âmes du temps bruissaient à ses oreilles et semblaient lui souffler leur accord, leur soutien.

Elle repartit vers la vie avec la conviction que son rêve n'était pour une fois pas un chemin impossible pour leurs pas, mais une fois encore, son avènement ne dépendait pas d'elle, il lui fallait attendre, encore attendre, patiemment et sans se plaindre, de peur de rompre le pacte qu'elle avait, elle aussi, scellé avec le maître du temps. Patiemment supporter les fatigues millénaires qui l'accablaient, cette énergie, cette vie, ce temps, que le maitre offrait en échange à Amray. De son rêve, il ferait ce qu'il voudrait: il en tracerait pour eux un chemin, ou le prendrait en offrande, en remerciement de la part de Martha, pour le bonheur qu'il leur avait permis de construire en mêlant leurs pas. Martha ne savait pas ce qu'il adviendrait de son rêve. En voyant au travers de la pierre, le ciel du couchant se découper, elle pensa qu'après tout, c'était très bien comme ça, parce qu' elle avait horreur, mais vraiment horreur de se sentir prisonnière de chemins tout tracés.



***



Mon âme, divinement calme et légère y inscrira le dernier mot, si je reste en ce lieu lorsqu'il sera clos.

 

Martha, sur le sol, dans l'ombre de la chapelle qui la dissimule aux regards, assiste au début des travaux de rénovation. Il fallait s'y attendre, après la fontaine de prise d'eau et les pavillons, c'est normal qu'on s'occupe de cet édifice.

 

Martha hésite. Elle appartient à ce lieu, elle en a besoin pour s'échapper des contingences temporelles, pour communiquer avec les âmes du temps, et puis, sa mère y est enterrée. Que faire?

Se laisser murer à mesure qu'est recouverte la charpente? Se dissoudre à jamais dans le temps, ça la tente, tant elle se sent encore fragile.

 

Ou bien sortir, affronter ses sœurs et ses frères humains, subir leurs regards sur ses manières, et du même temps, privée de ce lieu magique, renoncer à ses pouvoirs, laisser le temps faire effet sur son corps, accepter l'idée de la mort?

 

Qui pourrait l'aider à décider? Comme souvent, au moment d'importantes décisions, personne n'est là, et elle doit faire seule son choix.

 

Alors elle reste dans l'obscurité de la chapelle jusqu'à ce que la dernière tuile soit posée, et juste avant l'inauguration elle se faufile discrètement par la porte entrebâillée. Dehors, les soucis communs aux humains ordinaires l'attendent,

 

mais allez, courage, dans ma vie de sorcière, on m'a jeté tant de pierres que plus aucune ne m'effraye.

 



***



Dans l'impossibilité d'aller se reposer et se ressourcer dans la chapelle maintenant achevée, Martha était donc désormais soumise à l'usure du temps. Elle était née il y a si longtemps, avait traversé tant d'époques, que le temps s'était même rattrapé, et c'est une veille femme qui était sortie de la chapelle. Si vieille, qu'en la croisant, Amray ne l'avait pas reconnue.

 

Cela ne dérangeait nullement Yousra pour qui l'âge n'influait ni les amitiés ni les amours et les deux amies refaisaient le monde comme avant, autour d'une tasse de thé sur la terrasse potagère de Yousra. Yousra, juste retour des choses, avait enseigné à Martha l'art -humain- de se reposer et se ressourcer sans avoir besoin de dons surnaturels, et petit à petit Martha avait pu, grâce à la méditation, à la relaxation, rentrer à nouveau en contact avec les âmes du temps, mais cela ne l'empêchait pas de vieillir.

 

-Tu sais, à force de vieillir, je vais un jour mourir, et ce jour là, j'aimerais que mes dons ne se perdent pas, j'ai pouvoir de les transmettre à quelqu'un que j'aime, mais ma mère n'a pas eu le temps de m'enseigner comment faire.

-Un jour, un vieux gitan m'a dit que les dons de guérisseurs pouvaient se transmettre lors d'amours charnelles. Le problème c'est que tu es une femme, et moi aussi.

-Si cela n'était pas un problème pour toi, cela n'en serait pas un, ma mère m'a transmis le don d'aimer tellement, que peu importe, il suffit de se laisser porter par les sentiments.

-Et tu m'aimes comme ça aussi?

-Oui.

-Tout en aimant Amray?

-Oui. Lui aime bien deux femmes, pourquoi n'aimerais-je pas un homme et une femme?

-Tu savais?

-Quoi?

-Qu'Amray et moi sommes amants? Que c'est lui mon aimé?

-Bien sur, je l'ai toujours su, et accepté.

 

L'émotion rapprocha les deux femmes dans une fraternelle étreinte.

 

-Tu y réfléchis, finit par murmurer Martha, il faut la complicité de la lune, pour qu'elle t'accepte, et celle de mai est la meilleure, mais prends ton temps.

-J'ai déjà un "deal" avec la lune, quand Amray annonce qu'il vient me voir, après des jours d'absence, justement un jour de lune sanglante, elle accepte d'attendre pour réclamer son dû.

-Elle est bien sympa avec toi, apprentie sorcière, parce que toi tu ne la respectes guère!

-Pourquoi dis tu ça?

-La prochaine fois, tu feras attention à elle pour semer tes radis, ça t'évitera de n'avoir que des fanes, magnifiques d'ailleurs, ta soupe sera bonne, mais tu n'auras pas de radis! Dit Martha en riant.

 

L'initiation de Yousra commença à la lune suivante. Petit à petit Martha s'éteignait, jusqu'au jour où elle dit:

-Yousra, nous ne nous reverrons sûrement pas physiquement, mais maintenant, tu as tout entre les mains pour qu'on se retrouve en pensées quand tu le voudras. Soit bien attentive, moi je n'aurai que peu de moyens d'établir une communication, un signe discret, un bruissement à tes oreilles, une angoisse inexpliquée, mets toi à l'écoute, je serai là, pour t'aider. Aime Amray pour moi aussi, je te fais confiance.

 

Elle a dû se dissoudre dans la rivière, ou passer directement à l'état de poussière. Nulles obsèques, pas de cérémonie pour une sorcière sans état civil, elle est partie discrètement, sans rien dire à personne, sans faire de mal en partant. Yousra et Amray, a qui elle avait appris à le faire, savaient la retrouver dans leurs pensées.

 

Claire 8 mai 2011

Je ne sais pas si ça finira comme ça, ni même si d'autres épisodes ne viendront pas s'intercaler, si j'ai encore besoin de faire vivre physiquement Martha. Mais aujourd'hui, l'envie était celle là, une envie triste à pleurer, mais réelle. Peut-être, tout simplement, avoir qq un d'autre que moi sur qui verser une larme!