Portraits sensibles1


Comment résumer une vie?

A l'annonce de la visite d'une jeune journaliste qui souhaite avoir un entretien avec moi, je me pose cette question. Elle m'a téléphoné ce matin, elle veut me rencontrer, le plus tôt possible, pour m'interviewer sur ma vie. Je lui ai d'abord dit qu'elle se trompait certainement de personne, que je n'ai pas eu une vie exceptionnelle, que je n' ai rien fait d'extraordinaire. Elle m'a répondu qu'elle m'avait entendue lors d'une réunion sur la famille, et que son journal était intéressé par un reportage sur mon « parcours ». J'ai fini par accepter de lui donner rendez-vous.

Après coup, je me demande pourquoi. Par ennui je crois, ou plutôt par manque de contacts humains. Car je ne m'ennuie pas, je sais m'occuper, je lis, j'écoute la radio, je fais de la broderie, j'envoie du courriel, à mes enfants, mes petits enfants, aux amis. Mais je vis seule, isolée, coupée de la société par la maladie et la vieillesse. Je ne peux plus sortir, et je n'aime pas implorer mes proches de me rendre visite, ils sont tous si occupés. Alors je guette le facteur et le courriel, je passe des heures à répondre, moi qui n'aimais pas écrire. Je téléphone aussi, mais avec parcimonie, par peur de tomber au mauvais moment. Je le répète sans cesse: je suis disponible, appelez moi, je vous rappellerai, comme ça vous choisissez le moment. Ça m'est égal de rappeler, bien sur, avec le minimum vieillesse, je ne vais pas loin, mais de quoi ai je besoin, à part de contact amicaux? Je mange très peu, mes soins et médicaments sont remboursés par l'assurance maladie, pour les livres, mon aide ménagère accepte d'aller m'en chercher à la bibliothèque, ça la change du ménage. Je n'ai pas besoin de plus. Si j'avais plus d'argent, j'aimerais aider mes enfants et petits enfants, car ce n'est pas facile à l'heure actuelle, avec le chômage.

Alors voilà, demain j'ai rendez-vous avec cette journaliste, un entretien d'une heure m'a t-elle dit, elle ne veut pas abuser de mon temps. Si elle savait, du temps, j'en ai à revendre! je suis juste un peu inquiète, comment résumer une vie? Sous quel angle me présenter? Les faits, les actes, une série de dates comme une frise historique? Non, c'est un peu sec, et est ce vraiment ce qu'on a fait qui est le plus important? Les idées alors? Mais alors là, le champs est infini, c'est difficile à cadrer, à résumer. Et que valent les idées , désincarnées du quotidien qui les a fait naître?

Enfin, on verra bien demain. Si elle a des questions, je me laisserai porter, je répondrai sincèrement, je n'ai rien à cacher, aucune susceptibilité à ménager. Demain matin, je demanderai à mon aide ménagère d'acheter du jus de fruit et des gâteaux, j'ai envie qu'elle se sente bien accueillie cette jeune dame. J'espère aussi qu'elle viendra seule, je suis intimidée devant plusieurs personnes, je n'ai pas l'habitude de parler de moi. Enfin... on verra bien...


***

Elle a accepté!

Elle a accepté de me recevoir! demain en plus! Heureusement, je suis si impatiente, et en même temps si angoissée, qu'une attente plus longue aurait été une dure épreuve. J'ai tant hésité, tant tardé avant d'oser téléphoner. Dès que je l'ai vue prendre la parole à cette réunion, j'ai eu envie de la rencontrer. Un coup de foudre amical, je ne sais pas si ça existe, mais c'est ce que je ressens. J'aurais du, à l'époque, aller la trouver à la fin de la réunion en toute simplicité: « bonjour, j'ai bien aimé votre intervention, j'aimerais approfondir le sujet avec vous, si vous voulez bien me donner un rendez-vous ». Mais le propre du coup de foudre est d'ôter tout moyen d'action à celui qui le subit. j'ai quitté la réunion sans pouvoir dire une parole. Je me suis contentée de l'observer chaque fois que je le pouvais dans les colloques, les forums, et finalement, c'est comme ça que le journal m'a confié la rubrique « famille et société »!

Et me voilà à nouveau paralysée. Je n'avais pas osé penser qu'elle accepterait ma demande, je n'ai rien prévu, ni question, ni fil conducteur, je suis morte de trouille. J'espère que cela ne se verra pas trop demain, j'ai si peur de gâcher ma seule chance de discuter avec elle.


***

La jeune journaliste sonna à l'heure pile à la porte de la vieille dame. Il faut dire qu'elle attendait depuis une demie heure dans sa voiture, garée quelques maisons plus loin. Elle affichait tous les signes physiques de l'anxiété, lorsque la vieille dame lui ouvrit. Elles échangèrent des bonjours polis et timides. La journaliste se présenta, répéta qu'elle était envoyée par son journal, pour la rubrique « famille et société ». En bonne maîtresse de maison, la vieille dame avait sorti les boissons et les biscuits, elle pria la journaliste de s'asseoir et pour rompre son silence, demanda:

-qu'attendez vous de moi, au juste? Un résumer de mes actions? de mes idées? une biographie?

-un peu tout ça, bredouilla la journaliste, votre parcours surtout...

-alors, par quoi souhaitez vous commencer?

-ben, je ne sais pas, par le début, votre enfance par exemple

-Mon enfance! Mais il n'y a rien à en dire! cela n'a pas été déterminant pour la suite! ce n'est pas intéressant!

-juste pour vous remettre dans votre contexte.

-Bon, bon, d'accord... J'ai eu une enfance heureuse, à la campagne, on jouait librement dans le village, dans les champs, une vie quasi tribale entre enfants, une mini-société avec ses propres règles, un peu style « guerre des boutons » vous voyez... mais tout ça n'a rien d'extraordinaire, ni d'intéressant, une enfance banale comme ont pu en vivre des milliers d'enfants.

-Et l'école?

-Ah, l'école! Je n'aimais pas, car je n'aimais pas écrire, je n'aimais ni l'acte graphique, j'étais maladroite, ni le fait de formuler faits et pensées avec des mots écrits. J'aimais les matières scientifiques et les exposés oraux, et j'ai eu de suffisamment bons résultats pour arriver jusqu'en fac de sociologie.

-vos parents?

-Mon père était instit, mais il n'a jamais tenté de me pousser, ma scolarité ne représentait pas un enjeu pour lui. Ma mère était comptable. Elle était affectueuse, attentive... si vous cherchez le scoop style enfance malheureuse, vous vous êtes trompée de porte!!

-excusez moi, ne vous emportez pas, en tant que journaliste, je ne cherche rien, je respecte la vérité, je prends ce qui émerge, rien de plus... si je peux me permettre une dernière question sur ce sujet, étiez vous fille unique?

-non, je suis la seconde fille. Ils ont toujours dit qu'ils auraient aimé avoir de nombreux enfants, mais il paraît que bébé j'étais si dure, je pleurais beaucoup, que cela les en a dissuadé. Je ne sais pas s'ils plaisantaient en disant cela, mais j'en ai porté la responsabilité toute ma vie... D'où peut être... mon intérêt pour la sociologie et la famille, s'il y a un élément déterminant dans mon enfance c'est peut être celui là, j'ai toujours été fascinée par les grandes familles, simple transposition du rêve de mes parents, peut être... Plus tard, lors de mes participations aux réunions, aux accueils parents-enfants, j'ai toujours cherché à relativiser les problèmes, à inciter à la patience, à vouloir recoller les morceaux des couples qui éclataient. Tout échec au rêve de départ des couples m'a toujours paru dramatique, tout entorse à l'image d'Épinal des jeunes mariés me semblait un grand malheur...


Un profond silence s'installa, que la journaliste, sentant l'épuisement résultant de cet effort de mémoire et d'analyse de la vieille dame, respecta, puis elle suggéra:

-vous êtes fatiguée, on va peut être en rester là?

-vous ne voudriez pas revenir, continuer l'entretien?

-si vous m'y invitez...

-demain? vous êtes libre? à la même heure?

-demain, d'accord, merci.


***

Demain... Et c'est elle qui me l'a demandé! Quel bonheur d'avoir pu la rencontrer. Je me sens apaisée, rien qu'à l'écouter. Il y a une telle sérénité dans ses paroles, dans toute sa personne. C'est au delà des mots, c'est dans tout sa façon d'être quand elle raconte. Son enfance de briseuse de rêve! Comme si elle était responsable! Comme si les adultes n'étaient pas assez grands pour perdre leurs rêves tous seuls! Si ses parents avaient vraiment eu envie d'autres enfants, ils l'auraient fait, ils ne se seraient pas laissés arrêter par les difficultés, c'est juste qu'à ce moment là, ils étaient assez mûrs pour faire le deuil de leur rêve! Je pense à tout ça, mais je n'oserai pas le lui dire, j'ai endossé le rôle du journaliste, je questionne, elle répond, je n'ai pas à réagir, en tout cas , pas à conseiller, à consoler... Et puis, je pense qu'elle est assez forte, elle n'a pas besoin de moi. Demain....


***

Demain, bien sympathique cette jeune journaliste, douce, discrète, mais timide, quel mal elle a eu à commencer! je me suis étonnée moi même en m'entendant lui parler du rêve de mes parents! j'ai pris conscience au moment où je lui parlais, de la possible corrélation entre le regret de mes parents et mes études, mes actions, ma vie même! Il faudra que je le lui dise demain. Quel agréable moment j'ai passé, riche en découvertes, en émotions, jamais je n'avais pu parler ainsi avec quelqu'un. La famille, les amis, chacun est pris par ses propres problématiques, chacun écoute l'autre uniquement dans l'espoir de placer son propre mot, pour se décharger soi même de son angoisse. J'aime la qualité de son écoute, elle doit exceller dans son métier, à moins que sa timidité soit un frein, face à un interlocuteur moins patient que moi. Et moi qui ai été agressive au début, quand je la soupçonnais de chercher un scoop malsain! J'ai du la mettre mal à l'aise, il faudra que je m'en excuse demain.


Et oui, mes parents m'ont fait porter la responsabilité de la mort de leur rêve. Mais après tout, moi j'ai du faire le deuil des miens, plus tard. Lorsque j'étais ado, je pensais que les adultes qui ne réalisent pas leurs rêves sont des traîtres, traîtres à eux même, à leurs idéaux, et j'ai toujours angoissé à l'idée de me trouver dans une situation où j'aurais été obligée de trahir quelqu'un. Je m'inventais des histoires où le héros était mis à l'épreuve mais refusait de trahir ses amis ou sa cause. Une fois adulte, j'ai du trahir mes rêves moi aussi, comme tout le monde, c'est peut être même ça devenir adulte, accepter le principe de réalité...


Enfin, je suis contente à l'idée de la revoir demain, mais je ne voudrais pas abuser de son temps, il faudra que je résume plus, que je parle plus vite, de toute façon elle enregistre, alors, ça ne la gênera pas si je parle vite.

Demain...


***

Le lendemain, la journaliste fut à nouveau très ponctuelle. La vieille dame lui ouvrit la porte avec un large sourire, à nouveau, elle avait préparé une collation.

-quel sujet souhaitez vous aborder aujourd'hui? demanda t'elle pour l'aider à démarrer, consciente que sa timidité ne s'était pas totalement évaporée.

-peut être pourrions nous continuer de façon chronologique, si vous le voulez bien: vos études, votre adolescence...

-alors j'ai fait la fac de sociologie, comme je vous l'ai dit hier. Pour moi c'était une matière scientifique mais aux préoccupations humaines, tout à fait ce qui me convenait. Mais j'avais toujours des difficultés avec l'écrit, alors, lorsqu'il a fallu rédiger un mémoire, cela m'a bloquée, j'ai laissé tomber. Pourtant le sujet me tenait à coeur, mais passer trois heures pour obtenir une phrase, c'était plus que je ne pouvais faire. Contre l'avis de mes parents, j'ai abandonné mes études.

-Et quel était le thème de ce mémoire?

-Oh, je suis contente que vous me posiez cette question! J'ai crains que vous m'interrogiez sur le conflit avec mes parents, banal conflit d'ado, sans intérêt, ils ont vite admis que c'était ma vie, que je la menais comme je voulais, et n'y ont posé qu'une condition: que je n'exprime jamais de regret. Ce point éclairci... Mon mémoire portait sur la mort subite du nourrisson. Quel rapport avec la sociologie me direz vous. Et bien je partais de l'hypothèse que selon le mode de maternage, donc selon la culture, il y avait plus ou moins de morts subites. Ma conviction était que les bébés élevés avec beaucoup de contacts physiques, dormant avec leurs parents, portés à même le corps de leur mère toute la journée, étaient moins sujets à mourir sans raison. L'idée sous-jacente, si j'arrivais à mettre en corrélation mode de maternage et taux de mort subite, était de travailler ensuite avec le département de psychologie, pour essayer de prouver que c'était l'angoisse due à la solitude des bébés qui était la cause des décès. La mort subite du nourrisson: une crise d'angoisse. Vous comprenez? Mais c'était trop ambitieux, et autant j'arrive à vous en parler là, autant devant une feuille, j'étais incapable d'ordonner deux mots.

-mais je vous ai vue défendre cette idée lors d'une mini-conférence?

-oui, mais sans preuve statistiques, ça reste une idée personnelle, une opinion, sans aucun étayage scientifique.

-alors qu'avez vous fait, avec votre deug en poche?

-des petits boulots, sans rapports avec mes études: gardes d'enfants, soutien scolaire, aide ménagère. Ensuite j'ai été instit, grâce au piston de mon père, des remplacements de courtes durées. Inutile de vous dire que les enfants ne faisaient pas beaucoup de français avec moi! Puis je me suis mariée, j'ai eu mon premier enfant, j'ai arrêté de travailler, ou plutôt, j'ai repris mes petits boulots informels, chez moi. Après, tout s'est enchaîné, le second enfant, le troisième, j'ai été entraînée dans une vie sociale de mère de famille: réunions de parents d'élèves, fréquentation des lieux d'accueil, des ludothèques...

-mais qu'est ce qui vous a lancée vraiment? Qu'est ce qui vous a poussée à vous engager plus qu'en tant que mère de famille, à participer à ces réunions où j'ai pu vous voir, en tant qu'intervenante, plutôt qu'en tant que participante?

-ça c'est fait doucement. Je fréquentais plusieurs lieux ayant trait aux enfants, à la famille. Ce qui a accéléré les choses, c'est le groupe de soutien à l'allaitement. J'ai allaité mes trois enfants, je participais aux réunions sur ce thème, à un groupe de paroles, de partage, et quand une animatrice est partie, on m'a demandé si je voulais bien la remplacer, j'ai accepté. Par la suite on m'a demandé, de temps en temps, d'animer des minis-conférences sur certains thèmes, c'est lors de l'une d'elles que vous avez pu me voir. Le groupe de parole avait même crée un site internet sur l'éducation, avec des articles et la participation des visiteurs, un forum de discussion.

Vous voyez, rien d'extraordinaire! Je ne comprends pas pourquoi votre journal s'intéresse à moi. Mais vos visites me sont agréables: parler de soi comme ça, avec une telle écoute. J'espère que je ne vous gêne pas en disant cela, je me le permets parce que je suis une vieille dame, je m'autorise à exprimer mes sentiments en me disant qu'on peut toujours les mettre sur le compte de la sénilité.

-vous ne semblez pas sénile du tout, si vous voulez mon avis! Mais... et avec vos enfants, votre mari, comment s'est passée cette période?

-vous me semblez très intéressée par ma vie privée!


Elles furent interrompues par la sonnette de la porte d'entrée.

-Oh! Excusez moi, c'est le kiné, j'ai de la rééducation à faire, j'avais oublié. Je ne note jamais les rendez-vous, vous comprenez, vu que je ne bouge jamais de chez moi, et comme ça j'ai l'impression d'avoir une visite surprise. Peut on continuer demain?


***

Je croyais que le magnéto allait me gêner, que j'aurais préféré une prise de notes, mais finalement, c'est mieux, je peux voir son regard , y lire son intérêt sincère. Je lui suis reconnaissante de n'avoir pas posé de question sur le conflit avec mes parents, même si j'ai eu besoin d'en parler, en minimisant, de me justifier. Ça a été un passage vraiment difficile, une fois encore, je cassais le rêve de mes parents. Pourtant, lorsque j'étais petite, ils étaient prêts à accepter le chemin que prendrait ma vie, quel qu'il soit, mais une fois que je leur ai donné l'espoir de me voir faire des études, alors que ma soeur n'en a pas fait du tout, ils se sont imaginés que j'allais faire une brillante carrière. La discussion était exclue, elle dérivait trop vite en dispute à mon goût, je n'ai eu d'autre recours que de tomber malade pour les faire céder. Jeûnes prolongés, activité frénétique et dérythmée , ont suffit à ce que les infirmeries de la fac et du métro les appellent plusieurs fois après que j'ai eu fait des malaises. Ils ont du se résigner au fait que les études universitaires étaient trop éprouvantes pour ma santé. Mais malgré cela, j'ai bien compris qu'il serait mal venu de ma part de me plaindre ensuite auprès d'eux, puisque je l'avais voulu. C'était la phrase de mon père  « tu l'as voulu... » Alors, difficultés à trouver du travail, chômage, métiers mal rémunérés, dévalorisés, je ne me suis jamais plainte de rien, ni auprès d'eux, ni auprès de mon mari. Mon mari réagissait pareil, c'est peut être une composante masculine après tout, si je me plaignais des contraintes et servitudes de mon rôle de mère au foyer, la réponse fusait, toute prête: tu n'as qu'à travailler. Comme si la solution était forcément en terme de tout ou rien. Enfin, comme ça j'ai appris à ne pas me plaindre, c'est déjà ça.

Mais un jour, à la radio, j'ai entendu un navigateur solitaire répondre à une question, je n'avais pas entendu la question mais je suppose qu'on lui reprochait de se plaindre des difficultés qu'il avait éprouvées, alors que rien ni personne ne l'obligeait à faire cette traversée. Et bien sa réponse m'a bien plu, il a dit qu'il avait choisi de faire la traversée, mais qu'il n'avait pas choisi les vents contraires et les tempêtes. Ce qui veut dire que l'on peut faire des choix, et conserver tout de même le droit de se plaindre si certaines conditions s'avèrent difficiles.

Mais après, est il utile de se plaindre, si c'est pour se heurter à l'incompréhension? Que cherche t-on en se plaignant? Juste un peu de compassion, un peu de tendresse? Un surplus d'amour, d'aide, de considération?

Oh, il me fait mal ce kiné aujourd'hui, c'est sans doute parce que je pense à autre chose, et parce que je suis contrariée qu'il soit venu interrompre l'entretien. D'un autre coté, elle était sur le point de dévier vers un sujet que je ne suis pas enchantée d'aborder...


***

Mes visites lui sont agréables! Je n'en attendais pas tant! En tout cas, quelle chance d'avoir encore un entretien demain. Finalement, j'aurai bien occupé ce temps mort que je redoutais. Lorsque les entretiens seront terminés, je pourrai les prolonger en réécoutant les cassettes, puis en prenant fidèlement tous les propos en note. Après, j'ignore ce que je ferai... je pourrais toujours essayer de les proposer au journal, après tout, c'est pas eux qui m'ont virée, c'est moi qui suis partie. Ils accepteront peut être de prendre mon article en tant que pigiste, puisque j'ai toujours ma carte de presse, celle là même que j'ai présentée à la vieille dame.


Finalement , je m'en sors mieux que prévu, au bout de six mois, je ne prends presque plus de calmants, je dors mieux, je remange un peu. Et le fait que j'ai eu le courage de prendre ce rendez-vous, c'est bon signe. Après des mois sans quitter ma maison, comme la vieille dame, c'est amusant ce parallèle, sauf qu'aucun obstacle physique ne m'empêchait de sortir, moi! On a beau savoir qu'il vaut mieux sortir, quand on déprime vraiment, c'est impossible.


C'est intéressant ce cheminement, fait d'enchaînements de hasards et d'acceptations d'opportunités dans la vie de la vieille dame. Comme si elle n'avait rien prévu au départ et qu'elle s'était laissée porter par la vie. Il faudra que je lui demande si elle avait un projet de vie précis ou pas.


Je reprends doucement goût à on travail. J'ai réfléchi, ces derniers temps, à ce qui avait bien pu m'amener à devenir journaliste, je crois avoir compris. J'ai toujours été triste à l'idée de ne vivre qu'une seule vie, de devoir choisir un seul métier, un seul compagnon de vie, un seul style de vie en général. Chaque choix fait est comme une porte que l'on ouvre et qui ferme toutes les autres. Chaque fois que je pose un choix, je me ferme des tas d'options de vie, que j'aurais aimé tester. Etre journaliste, écouter la vie des autres, me permets de vivre, par procuration , d'autres vies, en pensée, en imagination.

C’est pour ça que j’aime particulièrement couvrir les faits de société, et les procès. Les procès, c’est l’idéal, on dispose du résumer presque exhaustif de la vie de tous les protagonistes. Mais écouter et relater ne me suffit pas, j’aime aussi m’impliquer. Ainsi, j’ai vraiment l’impression de vivre plusieurs vies à la fois, ça comble un peu du vide que je ressens en moi, ou ça utilise l’espace disponible, comme on veut, on peut le dire de façon positive.

Et là, avec la vieille dame, il n’y a aucun enjeu, aucun scandale à dénoncer, aucune intrigue, aucun mystère à découvrir, pourtant, j’ai envie de m’impliquer dans sa vie, mais je ne sais pas comment. Pour l’instant, je sens bien qu’elle fuit les questions sur sa vie privée, si elle refuse d’aller dans ce sens, ce que je comprends, ma tâche sera bientôt terminée, et je n’aurais trouvé aucun biais pour m’impliquer.

J’aimerai l’aider, mais elle n’a aucun problème, à part la solitude. Peut être, lui rendre visite de temps en temps, rien que pour lui faire passer un peu de bon temps ? Mais sous quel prétexte ? Juste, prendre de ses nouvelles, passer voir comment elle va, « je passais dans le coin… » J’ai si peur que l’entretien de demain soit le dernier, il faut que je fasse un geste, quelque chose qui lui signifie que le but de mes visites dépasse le cadre professionnel…

***

Ce troisième jour, la journaliste arriva donc avec des fleurs, elle avait hésité, aurait aimé trouver une idée plus personnelle, plus originale, qui dise quelque chose d’elle et de ses sentiments, mais prise de cours, elle avait opté pour un magnifique bouquet, en pensant chercher autre chose, plus tard et en faire le prétexte à une visite de remerciements. Elle orienta de suite l’entretien sur la question qu’elle s’était posée à propos de l’apparente absence de projet de vie initial chez la vieille dame, évitant ainsi d’attaquer de front la vie privée, mais consciente de pouvoir, par ce biais y accéder facilement.


-« Bien sur que si, j’avais un projet de départ ! Comme tout le monde je pense, je rêvais ma vie, et je rêvais de faire coïncider rêves et réalité. Mais j’ai appris, petit à petit, de déceptions en déceptions, à accepter ce que la vie offrait. J’ai cessé de rester crispée sur mes rêves, de refuser ce qui ne leur était pas conforme, et ainsi, j’ai pu accepter d’autres opportunités. Une fois qu’on a fait le deuil de ses rêves, quand quelque chose se présente, on dit « pourquoi pas ? ».

-"Cela vous gênerait il de me donner des exemples?

-"Non, vous ne serez pas étonnée d'apprendre que je rêvais d'une grande famille. Mais après deux enfants, une fausse couche et un troisième imposé à mon mari, j'ai dû faire le deuil de la famille très nombreuse. De toute façon, ce deuil m'a été facilité par un autre, celui de la vie de famille idéale. J'étais loin, au quotidien, de la vie harmonieuse dont je rêvais, avec gestion démocratique des conflits, grandes discussions, partage concerté du travail. Non, du fait de ma présence à la maison, tout le ménage et le soin aux enfants m'était attribué, et ceci de façon non concertée , naturelle, parce que j'étais femme et au foyer. J'ai souvent pensé que naître femme équivalait à une condamnation à perpétuité aux corvées ménagères. J'ai très vite abandonné l'idée de me faire aider de mon mari. Faire une guerre de deux heures pour obtenir une vaisselle, non merci. J'ai préféré me soumettre à cette situation, quitte à exploser violemment de temps en temps. Ne pensez vous pas que la soumission peut parfois être une force?

-"Heu... personnellement, je la verrais plutôt comme un anéantissement de soi même, mais expliquez moi votre idée.

-"Et bien, je l'ai compris après m'être butée pour obtenir certaines choses, comme par exemple, ce dont on parlait hier, l'arrêt de mes études. Lorsque l'on obtient quelque chose, on perd le droit de se plaindre, on n'a plus qu'à s'en prendre à soi même, et je trouve ça très désagréable, comme sentiment, cette auto accusation. Alors que si l'on cède, quitte à échouer dans ce que l'on a accepté d'entreprendre, non seulement on a le droit de se plaindre, le droit d'échouer, mais en plus, on est plus fort que celui qui a imposé sa volonté, on a un moyen de pression sur lui, il nous est en quelque sorte redevable. Si quelque chose ne va pas, on peut dire que ce n'est pas ce que l'on désirait. Mais il ne faut pas le dire à postériori, il faut le dire de suite: "ce n'est pas ce que j'ai envie de faire, mais j'accepte d'essayer de faire ce que toi tu veux". Ainsi, celui qui impose sa volonté est fragilisé, et celui qui subit est fortifié, en droit de demander aide et compréhension. Vous comprenez, ou peut être pensez vous qu'il s'agit tout simplement de manipulation?

-"J'ai du mal à comprendre.

-"Bon, exemple, ou plutôt, contre exemple: lorsque j'ai imposé la naissance de mon troisième enfant à mon mari qui voulait que j'avorte, c'est moi qui ai eu gain de cause, et dans ce cas précis, quelqu'en aient été les conséquences, je ne l'ai pas regretté. Mais imaginez vous l'ampleur de ces conséquences? A partir de ce moment, je n'ai plus eu le droit de me plaindre. La grossesse ne devait pas paraître fatigante, les réveils du bébé ne devaient pas me gêner, le travail ménager ne devait pas être pesant, je ne devais pas avoir de difficultés financières, je n'en avais pas le droit, pour ne pas m'entendre reprocher la venue de ce bébé. Vous comprenez? J'avais eu gain de cause, mais dans le rapport de force, c'est lui, qui avait cédé, qui était le plus fort, au quotidien, il avait le pouvoir de m'imposer, sans rien dire, tout mon comportement.

Mais ça m'a beaucoup appris, et plus tard, lorsqu'il a voulu que l'on se sépare, j'ai accepté toutes ses conditions, c'était moi la plus forte. Moi, je ne désirais pas la séparation, ni le divorce, et je le lui ai dit, j'ai donc conservé le droit de me plaindre et d'agir à ma guise pour certaines choses: choix du logement, de mon métier... Ainsi, lorsqu'il m'a accusée, au tribunal, de faire exprès de choisir un travail peu rémunéré pour l'obliger à payer de lourdes pensions, j'étais la plus forte. Je n'avais jamais demandé à ce que l'on divorce, moi, donc, je ne voyais pas pourquoi, de surcroît, j'aurais dû choisir un métier qui l'arrangeait lui. Et ça, même son avocat l'a compris.

-"Et quel métier exerciez vous?

-"J'étais assistante maternelle, nourrice. Les enfants étaient encore petits, un divorce , ça les secoue, alors je n'ai pas voulu, en plus, reprendre un travail où j'aurais été absente tout le temps. Et finalement, c'est ce qui m'a lancée sur le plan associatif. A partir de ce moment, mon rêve de vie étant totalement détruit, j'étais disponible pour tout ce qui se présentait.

-"Sauf un nouveau conjoint?

-" Je n'en ai pas eu l'opportunité, et je crois que je n'en avais pas envie. C'est long, difficile, fatigant, de créer des relations, vous ne trouvez pas? Passé un certain âge, on n'en a plus la force.

***

C'est long, difficile, fatigant, de créer des relations... J'en suis au troisième essai, troisième échec. C'est surtout destructeur. Pas de créer des relations, de les défaire. Avec chacun de mes compagnon, j'ai engagé une grande part de moi même. Normal, je pense. Mais au point d'essayer le plus possible de leur ressembler, pour leur plaire, c'est peut être trop. Aimer les mêmes loisirs, les mêmes boissons, je suis un vrai caméléon, mimétisme amoureux. Et lorsque l'amoureux me quitte, c'est toute ma personnalité qui s'écroule, je ne sais plus qui je suis, ce que j'aime. C'est mon troisième échec. J'ai décidé de faire une pause. De toute façon, j'y suis bien forcée, dans l'état de déprime dans lequel je suis, plus aucun homme ne m'approche. Ou alors, j'ai passé la limite d'âge? L'âge c'est un problème aussi, moi aussi j'aurais aimé une famille, des enfants. J'ai trente cinq ans, et pas, plus, de compagnon. J'en suis à me dire qu'il faut que je cherche un géniteur et non un amant. Mais, malgré cette urgence, j'ai décidé de me laisser un an, comme un deuil. C'est ce que j'ai trouvé pour moins souffrir de cette troisième séparation, j'ai décidé de faire comme s'il était mort et de porter le deuil un an. Après, je me rendrai disponible pour une autre relation. Peut être.

Finalement, je pense que je ne suis pas douée pour me faire des amis, peut être mon métier est il aussi une perpétuelle quête d'amitié? Avec chaque personne que j'interroge, j'ai l'espoir d'une relation amicale.

***

-"Vous rêviez? Cela fait quelques instants que je suis de retour dans la pièce, j'avais l'impression que vous étiez ailleurs? Dit la vieille dame qui s'était absentée le temps de préparer un café.

-"Je pensais juste à ce que vous veniez de dire..." Puis, après un bref silence, la journaliste parvint à réendosser le rôle qu'elle s'était assignée:

"Cela n'a t'il pas été trop dur d'élever seule vos trois enfants?"

-"Seule, ça aurait été plus facile. Le problème du divorce, c'est que justement, on n'est pas seule. L'ex-conjoint, le père, conserve des droits éducatifs sur ses enfants, et quand, par exemple, il décide d'inscrire votre fils à la boxe pendant ses week end de garde, que pouvez vous faire?

Par provocation, ou pour affirmer sa liberté jusque dans ses relations avec ses enfants, il s'est mis à leur faire pratiquer des activités dangereuses, dès qu'il en avait la garde. Comment croyez vous que je vivais ces week end, ces vacances? Seule, sachant mes enfants occupés à boxer, escalader des pentes abruptes, faire baptême de l'air et de plongée... Je n'osais plus sortir, guettant le téléphone qui m'annoncerait la chute, l'accident. Pour moi, contrairement à beaucoup de parents, leur adolescence à été une délivrance. Lorsqu'ils ont annoncé à leur père , que le week end ils préféraient traîner dans la ville avec leurs copains, j'ai été soulagée. Je pensais que la ville et ses dangers: circulation, mauvaises rencontres, drogue ... était bien moins dangereuse que les sports de l'extrême . De plus, je dois avouer, que grâce justement à ces sports, ils étaient armés pour survivre sans dommages à l'initiation urbaine des adolescents. Mêmes les filles avaient essayé judo et karaté. Et oui, rien n'est si simple, ce qui m'était angoisse hier, me rassurait au présent!

Bon, mais c'est vrai que la semaine, au quotidien, j'étais seule. Mais, d'une part, je me débrouillais déjà seule avant, sans aide, prenant tout en charge. D'autre part, être vraiment seule évitait certains conflits. Les heures de coucher, par exemple, vous habituez vos enfants à des horaires, et le père magnanime, leur donne à tout bout de champs des permissions exceptionnelles de veiller. Pleins de petits détails de ce genre, qui minent l'autorité maternelle, et qui humilient, n'ont plus cours pendant les moments où vous êtes seule avec vos enfants.

Après, il faut accepter que lorsqu'ils sont chez l'autre parent, ils se couchent à une heure du matin, ne mangent que des chips, disent des gros mots et font de la boxe. Je trouve que c'est ça le plus dur.

-"Et qu'en était il pour les enfants? Qu'en pensaient ils , eux, de cette double vie?

-"J'en ai parlé avec les deux plus grands. L'aînée était ravie, elle s'amusait chez son père, toujours volontaire pour essayer diverses activités, et au retour, après s'être bien défoulée, elle acceptait mieux la discipline que j'imposais: les devoirs avant tout autre chose, puis le piano, puis la détente. Mon fils , par contre, avait du mal à s'adapter chez son père. Casanier et tranquille, il s'écroulait le dimanche soir sur le canapé et se réfugiait derrière un livre. Mais il ne s'est jamais opposé ouvertement aux activités proposées, peut être était il flatté de faire des activités masculines avec son père, alors que chez moi, entouré de ses deux soeurs, l'univers était plutôt féminin. Peut être aussi, ne voulait il pas paraître moins courageux que ses soeurs.


-"Oh, mais vous avez vu? Il fait déjà nuit! Quelle heure est il? Dit tout à coup la vieille dame, "On va s'inquiéter chez vous, non?"

-"Personne ne m'attend"

-"Ah, c'est bien, vous êtes libre alors?"

-"Tout à fait. On continue demain alors? Osa t'elle demander.

-"Avec plaisir!" répondit la vieille dame , avec un sourire de connivence.



***



Elle est seule. Jeune et sympatique comme elle est, c'est étonnant. Mais c'est peut être un choix, après tout. Par professionnalisme, sans doute. Elle est très secrète, elle n'a pas saisie mes perches pour parler d'elle. Pourtant, je sens en elle une grande mélancolie, une blessure. J'aimerais bien qu'elle me parle d'elle même, à son tour. Façon de prolonger ses visites, peut être, je ne vais pas pouvoir parler de ma vie indéfiniment!

Mais peut être fait elle ce métier justement pour se cacher derrière les autres, comme les photographes derrière leur appareil? Je verrai bien. Et si je lui posais directement des questions?

De toutes façons, après cet épisode du divorce, il n'y a plus grand chose à raconter. Le quotidien banal d'une mère solo, puis d'une grand mère. Les années ont défilé vite, trop vite. Pourtant, c'est bizarre, pourquoi, alors que le temps s'accélère, devient on paradoxalement si patient face aux autres et aux événements? Patient, ou plutôt résigné, peut être. On apprend à prendre la vie comme elle vient, à savourer les petits bonheurs, comme les visites de la journaliste par exemple, et à endurer patiemment les petits malheurs, la solitude, la maladie... Je me sens vraiment très très vieille. Normal, je le suis. Pourtant, la mort ne me fait pas peur. Ni peur, ni angoisse, ni délivrance. Cela doit arriver, c'est dans l'ordre des choses, encore une fois, je suis résignée. Mais ça ne m'empêche pas d'avoir des préférences, des souhaits. Contrairement à beaucoup de personnes, je ne souhaite pas mourir dans mon sommeil. J'aimerais être consciente de l'instant. C'est stupide, puisque je ne pourrai rien faire de cette expérience, la seule qui soit inutile! Mais quand même , j'ai pas envie de manquer ça! Et voilà que je ris! Rire en pensant à sa propre mort! C'est étrange.



***




Personne ne m'attend. Je suis libre, et oui, c'est une façon de voir positive. C'est ce que j'admire en elle, cette façon positive de présenter tous les événements. Je me demande si elle a peur de la mort. Je ne peux bien sur pas le lui demander, à son âge, ce serait de l'indécence pure.

Personne ne m'attend. Mon premier compagnon m'attendait, inquiet et jaloux, il s'énervait dès que j'avais dix minutes de retard. Il faut dire qu'avec mon métier, j'étais tout le temps par monts et par vaux, et les horaires, n'en parlons pas... Mais ce qui a cassé notre relation, ce n'est ni sa jalousie, ni son excessive inquiétude, ni les exigences de mon travail. Non, c'est un excès de franchise de ma part. Si j'avais su...Mais je pensais qu'il fallait être sincère, tout se dire dans un couple. Alors, quand j'ai découvert, au bout de dix ans de vie commune, que je n'avais jamais eu de plaisir physique avec lui, je le lui ai dit. Pas pour lui reprocher, pour y remédier, ensemble. Mais il a cru que je mentais, ça l'a fâché. Il n'a jamais voulu croire que je ne m'en apercevais qu'au bout de dix ans, il a cru que je disais ça parce que je ne l'aimais plus. Il a préféré comprendre que je n'avais plus de plaisir, c'était moins humiliant pour sa virilité. Mais comment aurais je pu m'en apercevoir avant? Comment aurais je pu percevoir le manque de quelque chose que je ne connaissais pas? Il était mon premier amour , on avait tout appris ensemble, seuls. Pour moi, cette absence était la norme. J'avais d'ailleurs du mal à comprendre l'attrait que certains pouvaient bien trouver à la sexualité! Pas désagréable, non, mais bon, de là à déchaîner tant de passions, d'intrigues, de drames, de crimes même... Jusqu'au jour où j'ai compris, où j'ai ressenti moi même. Je me sens ridicule, quand j'y pense! Je me suis réveillée d'un rêve, un rêve érotique, envahie d'une sensation d'une intensité inconnue. Sans ce rêve, sans ce hasard... Dix ans qu'on vivait ensemble, on venait de décider de se marier, d'avoir un enfant. Il n'a pas supporté ma franchise. Depuis je suis "libre", j'ai eu des liaisons sans lendemain, puis deux autres compagnons et je suis à nouveau seule. Seule , comme une vieille femme, comme une veuve. Veuve volontaire, pour un an. Après on verra...


J'ai vu qu'elle lisait beaucoup. J'ai envie de lui offrir un livre. Mais lequel? C'est dur de choisir un livre pour quelqu'un. J'ignore quel style elle aime, je n'ai pas pu inspecter sa bibliothèque de près. Alors, si je lui offrait un livre que moi j'aime bien? Ou mieux, un de mes livres fondateur, histoire de lui donner un peu de moi même, par la même occasion?



***



-"Oh, merci! Oui, je vais le lire. Non, je ne connais pas ce titre, ni même cet auteur. Vous savez, quand on est seule, les livres, c'est important. J'ai toujours beaucoup lu, mais encore plus depuis que je suis vieille et seule. Les livres sont mes amis. Au moins, eux ne trahissent pas, ils ne font pas souffrir , ils sont toujours disponibles quand on en a besoin. Les personnages des romans peuplent ma solitude, je leur parle, je leur réponds. Vous allez me trouver folle!


-"Non, pas du tout.


-"Allez, avouez qu'il ne faut pas être très nette psychologiquement pour faire des choses pareilles, parler à des personnages imaginaires. A mon âge, encore, bon, ça peut être de la sénilité, mais je l'ai toujours fait! C'est lorsque j'ai vu mes enfants jouer des rôles sans se soucier de l'entourage, parler seuls, se faire tout un théâtre intime et secret, que j'ai compris que moi je n'avais jamais cessé de le faire, depuis l'enfance, depuis l'âge où c'est normal.

J’aurais peut être dû faire du théâtre, après tout !  »

La journaliste saisit la perche avec une habilité toute professionnelle :

-« Et, y a-t-il en effet des choses que vous auriez aimé faire , que vous regrettez de n’avoir pas faites ? »

-« Non, à part dans la vie de couple et de famille bien sur. Je crois que toutes mes envies, toute mon énergie était investie dans ce domaine. Après, une fois que mes enfants ont été partis, j’ai pu faire ce que j’avais envie, et je l’ai fait. Donc je n’ai aucun regret. »

-« Et qu’avez-vous fait, après le départ de vos enfants ? C’est souvent une période difficile, surtout pour une femme seule. »

-« D’abord, je me suis investie à plein temps dans ce que j’avais abordé en tant que mère de famille. Avec un deug de socio et mon expérience, j’ai pu être accueillante dans une structure d’accueil parent-enfant. Vous savez, ces lieux inspirés des maisons vertes de Dolto. La permanence sur l’allaitement, les mini conférences…Il y avait de quoi être occupée. Surtout que je continuais à exercer mon métier d’assistante maternelle. »

-« Et une fois à la retraite ? »

-« J’ai voyagé tant que j’ai pu. Mais pas en formule club med. Non, avec des missions sanitaires ou humanitaires. Mon idée était bien sur de vérifier sur le terrain, la pertinence de mon intuition de jeunesse : l’absence de mort subite du nourrisson chez les peuples maternants . Mais sans maîtrise des langues locales, sans statistiques médicales précises, la mortalité infantile est si forte dans certains pays que l’on ne peut pas en isoler les cas de mort subite, je n’ai pas pu faire d’études concrètes. Par contre, j’ai pu m’imprégner de la pluralité des pratiques. Comprendre que différent ne signifie pas mieux ou moins bien. A mon retour j’ai fait des mini conférences sur l’ethnologie. »

-« Et vous disiez, en commençant ces entretiens, que vous n’aviez rien fait de spécial ! »

La vieille dame ne répondit pas.

-« Votre seul regret alors, c’est votre vie familiale ? »

-« Familiale, non, j’ai toujours rêvé de vivre entourée d’enfants. Finalement, j’ai vécue entourée d’enfants, les miens, ceux que je gardais, ceux des lieux d’accueil. Non, mon seul regret reste l’échec de ma vie conjugale. »

-« Qu’est ce qui l’a provoqué ? »

-« On dirait que ce thème vous intéresse particulièrement, vous réorientez sans cesse dans cette direction. Si vous me disiez la raison de votre intérêt, je le comprendrais peut être, je l’accepterais mieux . Mais là, j’ai du mal à ne pas y voir un voyeurisme malsain. Excusez moi, si je suis trop directe. »

Un silence gêné s’installa quelques secondes, puis, la journaliste rassemble ses forces pour oser confier :

-« C’est que, personnellement, j’en suis à ma troisième rupture. C’est moi que ça intéresse, pas le journal, rassurez vous, j’éteins le magnéto si vous voulez. »

-« Je n’ai pas peur du journal. Qui pourrais-je gêner en parlant de ma vie ? Mes parents sont bien sur morts depuis longtemps. Mon ex-mari aussi, depuis dix ans. Mes enfants ? Ils sont adultes, autonomes, ils savent ce que j’ai vécu, et je ne dis rien de mal de leur père, seulement la vérité. Je craignais encore que vous soyez à l’affût d’un scoop : femme battue, problèmes sexuels… Excusez moi, pour moi, les journalistes sont un peu tous des paparazzi en puissance. Il faut dire que je n’en avais jamais rencontré personnellement. Je vois bien que vous n’êtes pas comme ça, mais j’ai du mal à me départir de mon préjugé. Et honnêtement, j’ai du mal à parler de mon divorce. C’est un souvenir douloureux, vous devez le comprendre, puisque vous l’avez vécu. »

-« Est on obligé d’avoir vécu la même situation pour être capable d’empathie ? »

-« Oh ! Voilà que vous philosophez ! N’ayez pas peur, cela ne me déplaît pas, au contraire. Décidément, vous n’avez rien du paparazzi…Alors, les raisons de mon divorce… Comme je l’ai déjà dit, moi j’étais contre. Notre vie de couple n’était plus harmonieuse depuis longtemps, lente dégradation, incompréhensions, silences. J’ai tout supporté, me faisant une raison, lui cherchant des excuses. Même l’infidélité avérée, je pouvais le supporter. Certains hommes argumentent : ce n’est rien, que physique, ça ne compte pas… Mon mari, non, alors je cherchais moi des justifications, des explications à son comportement. J’aurais pu tenir très longtemps comme ça, parce que je l’aimais toujours. Je ne sais pas si vous comprenez. J’étais malheureuse, bien sur, très malheureuse, mais peut être suffisamment fataliste ou résignée. Et puis surtout, je gardais espoir. L’espoir que ça ne soit qu’une aventure , une passade, l’espoir qu’un jour il comprenne, qu’il change. Peut être , après tout, n’étais je pas assez courageuse pour rompre, pour le jeter dehors. Ca n’a pas empêché les cris, les crises, les larmes, mais je me suis toujours raccrochée à la plus infime parcelle d’espoir possible. Et, de la même façon que si l’on cherche des raisons de divorcer, on en trouve, si au contraire on cherche une raison de tenir, on la trouve aussi. Qu’en pensez vous ? »

-« Heu, dois je vraiment vous répondre ? Mais pourquoi avez-vous divorcé alors ? »

-« C’est lui qui l’a voulu, et qui me l’a imposé. Sa maîtresse le lui demandait, le lui imposait. Dans cette lutte de deux femmes pour le même homme, elle a été la plus forte. Pourquoi ? Pleurait elle plus ou moins que moi ? Faisait elle du chantage au suicide ? Ou bien était elle au contraire plus digne, moins hystérique que moi ? Je ne l’ai jamais su. Vous voyez, c’est aussi simple et triste que ça. »

-« Et, avec tout ça, toute cette souffrance, vous n’avez jamais été tentée par le suicide ? »

-« Non, jamais. Je n’y ai jamais pensé. J’avais mes enfants, mes amis, mes activités. Je pense que l’on est tenté de se suicider quand tous les aspectes de la vie vont mal. Mais là, seul un aspect, important certes, mais un seul allait mal. J’avais plein d’autres moments auxquels me raccrocher. »

-« Comment avez-vous fait pour ne pas contaminer les autres aspects de votre vie ? »

-« Je ne sais pas. J’étais capable de cloisonner, de profiter pleinement d’un instant de bonheur, en sachant qu’une heure après je replongerai dans le malheur. Je ne sais pas comment j’ai fait, mais c’est ce qui m’a aidé à tenir, à ne pas être trop détruite par l’épreuve.

-« Je vous admire, et, je vous envie… »

-« Cela n’est pas le cas pour vous, n’est ce pas ? »

-« Non. »

-« Vous êtes malheureuse, tout le temps ? »

-« Oui. »

-« Voulez vous en parler ? »

-« Non, pas maintenant » Réussit elle à articuler avant d’éclater en sanglots.


Après un réconfortant silence, la vieille dame fixa le prochain rendez vous. Non pas le lendemain, mais huit jours plus tard, afin que la journaliste lui fasse lire le brouillon de son article.

***

Si je l’avais voulu, c’était possible, c’était facile de cesser de souffrir. Combien de fois ai je été tentée de le faire ? Pas vraiment pour mourir, quoique, cela ne m’aurait pas dérangée, mais pour interpeller , pour attirer tout le monde autour de moi. C’est pendant que j’étais avec mon second compagnon que la tentation fut la plus forte. Il était alcoolique. A jeun, malheureux, il était insultant, humiliant, et quand il avait trop bu, il était agressif. Mais avant d’avoir trop bu, au début de l’ivresse, il était tendre et repentant. J’avais trois hommes en un, tous les jours. Ca a duré deux ans. Jusqu’à ce que je rencontre mon troisième compagnon, celui dont je porte le deuil actuellement. C’est lui qui m’a sortie de ses griffes, de force ! Il m’a littéralement enlevée, un jour, il m’a emmenée en voyage. Au retour, je me suis installée chez lui  et il a cambriolé mon appartement pour récupérer mes affaires, à une heure où je lui avais assuré que mon ex ami serait assez saoul pour ne s’apercevoir de rien.

Quand je l’ai rencontré, il n’a pas compris pourquoi je supportais tout ça. Par amour ? Comment peut on aimer son bourreau disait il ? Parce que je m’accrochais à la phase tendre qu’il traversait chaque jour, et qu’il me promettait d’arrêter, de faire une cure… l’espoir…il a même essayé, en vain. Mais, de promesse en promesse, de pardon imploré en moment de tendresse… j’ai tenu. Comme disait la vielle dame, quand on se cherche des raisons, on en trouve. Mon troisième ami m’accusait de masochisme, avait il tord ? Peut être pas, mais dans ce cas, c’est ce qui m’a sauvée : d’avoir juste ce qu’il faut de masochisme pour ne pas être suicidaire. Sans cette endurance, je serais passée à l’acte.

Et puis, il en a bien profité de mon caractère lui aussi. Il m’avait sauvée, j’étais redevable, corvéable, je ne pouvais rien lui refuser, rien lui reprocher. Il avait fait sa B.A. une fois pour toute. Rester avec lui trois ans dans un état de servitude total, jusqu’à ce qu’il dise ne plus m’aimer et me quitte, n’était pas exempt de souffrances. Alors pourquoi l’ai-je fait ? Je comprends la soumission de la vieille dame, la famille, les enfants, sont un ciment puissant. L’épouse, la mère endurante, n’est pas plus masochiste que le sportif qui s’inflige privations et exercices douloureux dans le but de vaincre l’adversaire. C’est intégré à un projet de vie. Ca me fait penser à une publicité pour une eau minérale : « les athlètes du quotidien ». Les mères de famille sont vraiment des athlètes du quotidien, supportant parfois beaucoup, au service de leur projet, de leur famille. Mais moi ? Je n’étais pas mariée, je n’avais pas d’enfant, pourquoi suis-je restée si longtemps avec lui ? Peur de la solitude ? peur d’un troisième échec ?



***



Trois jours que je ne l’ai pas vue. Elle me manque, sa présence attentive me manque. J’ai du mal à faire le point, à nommer de façon nette ce que je ressens. Est-ce de l’amitié ? Ou bien, est ce seulement parce que sa présence vient combler ma solitude ?

Je ne sais rien d’elle, sur quoi pourrais-je bâtir une amitié ? Sur mes impressions, son attitude, sa façon d’être ? Mais alors, l’amitié précéderait elle la connaissance ? Cela me parait bien archaïque comme sentiment.

La seule chose dont je suis sûre, c’est que j’attends notre prochain rendez vous avec impatience, et que j’ai envie de mieux la connaître. Alors… ce n’est peut être pas de l’amitié installée, mais l’envie de créer un lien.

On verra bien, mais si tout s’arrête avec la fin de ce travail pour son journal, j’en serai triste. Après tout, je suis sans doute beaucoup trop vieille pour qu’elle puisse imaginer un lien amical entre nous. Jusqu’à quel écart d’âge, l’amitié intergénérationnelle est elle possible ? Comment ne pas tomber dans l’écueil du maternalisme, du conflit de génération, la vieille qui juge et conseille, la jeune qui provoque et choque ?

J’ignore tout des raisons de ses trois ruptures amoureuses, mais je ne les juge pas avec les repères de ma génération. Peut être a-t-elle eu moins de chance que moi, moins de force, moins de soutien ? Et puis après tout, ce que j’ai choisi de vivre, je ne le regrette pas, mais ce n’était peut être pas la meilleure solution ?

Qu’est ce que je cherchais par cet héroïsme conjugal ? A ne pas sortir de la norme ? A ne pas faire jaser ? Ne pas faire de vagues ?

Mais personne n’était dupe, personne n’ignorait mes difficultés.

Est-ce que je cherchais à me faire plaindre alors ? Ou admirer ?

Peut être, oui, j’espérais susciter l’admiration chez mes proches : regardez comme elle est courageuse, avec ce qu’il lui fait subir, elle essaie encore d’arrondir les angles, de lui trouver des excuses…

Ne fait on vraiment jamais rien pour soi ? En totale abstraction du regard des autres ?



***

-« Oui, votre texte me plait bien comme ça. Mais c’est un peu long, non ? Cela intéressera t’il vraiment vos lecteurs ? Qui va lire un témoignage si long, sur une vie somme toute assez banale ? Car quand même, quoi que vous disiez, je suis quelqu’un de tout à fait ordinaire. »

-« Je vous dois un aveu…

-« Oui…

-« Cela fait six mois que je ne travaille plus, le journal ne m’a jamais rien demandé, c’était un prétexte , j’avais envie de vous rencontrer »

-« Ah… »

-« Cela vous déçoit ? »

-« Non, pas du tout, non, ça m’étonne, c’est tout, que vous ayez eu besoin de ce subterfuge, et surtout, de le maintenir si longtemps. »

-« Comment auriez vous fait, vous ? »

-« Je ne sais pas, mais je crois que je n’aurais pas été capable de tenir un rôle si longtemps, finalement, c’est vous qui êtes douée pour le théâtre ! Mais alors, maintenant que ce travail journalistique est terminé, pourquoi ne reviendriez vous pas me voir ? Me parler un peu de vous, que cela soit plus équilibré, plus réciproque, une visite amicale cette fois ci, et non, professionnelle ? »



***



Ca y est, je me suis lancée. J’ai osé proposer une invitation amicale. Et voilà, maintenant, j’ai peur. Peur de quoi ? Peur de m’attacher. C’est un risque un lien , c’est dangereux, quand il se distend ou se rompt, c’est douloureux. C’est pour ça que j’ai peur. Avec mes proches, mes amis, je suis très fidèle, très présente, disponible, mais aussi exigeante et avide de contacts et j’ai peur que ça leur soit pesant. J’ai l’impression de devoir les harceler de lettres, émails, coups de téléphone, pour qu’ils réagissent un petit peu. Je sais bien que le nombre des contacts que l’on a avec une personne n’est pas représentatif de l’intensité des sentiments, je sais bien qu’ils n’ont pas le temps, ou pas le courage, mais pour moi c’est dur.

Je pense comme John Irvin. Il dit, dans un de ses romans, et, je crois dans sa biographie, qu’il voulait absolument au moins deux enfants, pour diluer, diviser, la dose d’angoisse qu’il aurait fait porter à un enfant unique. Je crois que je devrais faire pareil avec les amis, en avoir beaucoup, pour peser moins lourd sur chacun, pour qu’ils puissent se répartir la tâche de me soutenir. Un peu comme des enfants s’organisent pour soutenir leurs vieux parents, et je suis si vieille… »



***



Quand le rêve dépasse l’espérance…

Elle m’offre de revenir pour une visite amicale. J’ai encore plus peur que la première fois. Je n’aurais pas mon magnéto, mon bloc note, derrière lesquels me cacher. Il me faudra parler de moi. J’ai vraiment l’impression d’avoir tout joué sur un coup de dé, en lui révélant la vérité. Elle aurait pu être déçue, fâchée, se sentir trompée. Comment ai- je pu prendre ce risque ? Comment ai- je pu ainsi me mettre en danger ?

Je n’ai pas réfléchi, je l’ai fait sous l’emprise d’une impulsion. Pour la première fois de ma vie, j’ai l’impression d’avoir agit sans réfléchir des heures durant aux conséquences que pourraient avoir mon acte. Spontané, voilà, j’ai agit de façon spontanée, et finalement , ça s’est bien passé. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je ne comprends pas toutes les raisons qui m’ont poussée, d’abord à jouer ce rôle, ensuite à avouer la vérité. Je pense que c’était une façon de déclencher quelque chose, pour qu’il se passe quelque chose, n’importe quoi, quoique ce soit. Je ne pouvais plus rester ainsi, dans cet état d’immobilisme dépressif, dans cette léthargie pourtant confortable. Je vivais depuis des mois sans vivre vraiment, sans désir, sans réaction, sans douleur.

Et maintenant, qu’ai je déclenché ? Me voilà en pleine crise d’angoisse. C’est fatigant et dangereux de vivre pleinement, vraiment, en réalisant ses envies, en osant exprimer ses sentiments, en allant au bout de ses pensées, de ses rêves. Je me sens épuisée, vidée, et en même temps riche d’avenir, tout semble à nouveau possible…



***



-« Savez vous que notre article à été accepté par le journal ? Ils n’ont presque pas fait de coupures, ils le publient sur deux pages. »

-« Votre article, vous voulez dire, c’est vous qui l’avez écrit. »

-« Ce sont vos paroles, vos analyses, vos pensées, sans elles il n’y aurait jamais eu d’article. »

-« Alors, c’est un nouveau départ, vous allez redémarrer le journalisme ? »

-« Peut être, si je trouve d’autres sujets. Mais si je veux tenir, il me faudra travailler autrement, ne pas être tentée de changer le monde à coup d’articles. Rester à ma place, une journaliste qui relate des faits de société, pas une chroniqueuse qui essaye de réveiller les consciences. »

-« C’est pour ça que vous avez été renvoyée ? »

-« J’ai pas été renvoyée. J’ai démissionné. Je déprimais, suite à ma dernière rupture sentimentale et je n’ai plus supporté d’être restreinte dans mon travail. On me faisait retravailler mes articles jusqu’à ce qu’ils soient politiquement corrects. En temps normal, j’acceptais, mais là, en pleine déprime, en plein chagrin amoureux, ça faisait trop. »

-« Et maintenant que vous allez mieux, vous êtes prête à accepter les contraintes ? »

-« Je vais essayer. Je me dis que si je n’étais pas née, le monde ne s’en porterait pas plus mal, alors je peux très bien ne rien faire, sans conséquences, alors que si je fais des choses vaines, ou pas forcément bien, il peut y avoir des conséquences négatives. »

-« Si tu le monde dit comme vous… »

-« Je suis bien d’accord, mais moi, en ce moment, je veux rester une fourmi parmi les fourmis humaines, accepter la société qui s’impose à moi, me laisser vivre, sans réfléchir. Déjà, venir vous voir, au prétexte de faire cet article à été très difficile à réaliser. Résignée et soumise , un peu comme vous l’expliquiez dans la vie de couple, il n’y a que comme ça que je suis bien , je me sens anesthésiée, je n’ai plus envie de lutter, d’essayer de changer le monde, alors je peux accepter de reprendre mon travail humblement, sans enjeu politique, sans tenter de dénoncer les injustices qui me révoltent au détour de mes articles. »

-« Allons, ça va aller mieux, ça va s’arranger… »

-« Non !

Je ne veux pas aller mieux, je veux rester comme ça, au plus bas, au creux de la vague, je ne veux pas que le moral remonte pour redescendre après, c’est la descente le plus dur, je préfère ne plus jamais remonter, pour ne plus risquer de descendre. »

-«  C’est si dur que cela ? » La vieille dame murmura à peine ces paroles.

-« Quand le moral redescend ? Les voitures me tentent, j’ai envie de me jeter dessous quand j’attends au passages piétons ; je reste près des camions de la Brinks dans l’attente d’une balle perdue. Tout ce qui me fait peur d’habitude m’attire. Pourtant, il reste quelque part , dans un petit coin de mon cerveau, l’idée que ce n’est pas la vie qui n’est pas bien, mais moi. »



***



-« Allo ?

-« Oui ?

-« Je voulais prendre de vos nouvelles, savoir si vous alliez mieux, si vous aviez moins d’idées sombres que la dernière fois.

-« Ca va mieux , oui, les choses bougent.

-« Dans quel sens ?

-« Et bien, la dernière fois que j’allais bien, pleine d’énergie et de confiance, j’avais fait plusieurs choses , sous l’influence d’impulsions, et les résultats m’atteignent maintenant.

-« Positifs ?

-« Oui, des amies, que j’avais contactées pour renouer après des mois de silence m’ont rappelée, m’ont rendu visite, et des articles que j’avais envoyés ont été acceptés par des journaux.

-« C’est bien !

-« Oui, mais j’ai peur, je n’ose plus bouger, de peur que tout s’écroule ! Je n’ose pas me laisser aller à la joie, par peur du moment où elle disparaîtra.

-« Ce n’est pas une obligation, qu’elle disparaisse !

-« Jusque là, ça c’est toujours passé comme ça

-« Voulez vous venir prendre le thé avec moi cet après midi ? Si vous êtes disponible ? Ce sera plus facile pour discuter que par téléphone.

-« Ma compagnie ne vous déprime pas trop ?



***



Comment l’aider ? Que puis je faire pour elle ? Finalement, elle a encore plus besoin d’une présence amicale que moi, sa déprime l’enferme encore plus dans la solitude que ma vieillesse. Mais que faire de plus que l’inviter, lui téléphoner et ne pas la laisser se replier sur elle-même ?

C’est étonnant les différences de réactions. Moi, même au milieu des pires difficultés, je n’ai jamais été atteinte d’un tel désespoir. Etonnant aussi comment, en jouant le rôle de la journaliste, elle a réussit à camoufler sa tristesse lors des premiers entretiens. Je ne peux pas remplacer le rôle d’un psy pour l’aider, mais si un soutien amical pouvait l’aider un peu à s’en sortir, lui redonner confiance en ses qualités et ses capacités.

En tout cas, moi, à mon âge et malgré ma faible mobilité physique, ça me redonne une utilité sociale, humaine, amicale. Une raison altruiste de vivre.

A mon âge, on a beaucoup de raisons égoïstes de vivre, profiter de la retraite, du temps libre, ne plus courir après le temps. Si on ne se trouve pas des plaisirs égoïstes, on n’a plus aucune raison de vivre. La société nous fait trop bien sentir qu’économiquement, et même socialement, on ne sert plus à rien, on est au contraire un poids.

Est-ce qu’aider quelqu’un à ne pas sombrer est une utilité sociale reconnue ? Je ne cherche pas la reconnaissance, le fait de voir ma jeune amie journaliste aller mieux me suffirait, suffirait pour l’instant à mon bonheur. C’est le seul espoir d’action et d’utilité qui me reste et l’avantage, c’est que c’est à double effet, si je peux être utile, soulager quelqu’un, tout en comblant ma solitude…



****



Je n’ai pas vraiment réussi à m’impliquer dans sa vie, mais j’ai réussi à l’impliquer dans la mienne ! J’espère seulement que mon humeur n’est pas trop contagieuse.

Je ne peux pas aller la voir les mains vides, je lui ai déjà offert des fleurs et un livre, tiens, si j’allais au marché lui chercher des cerises. Elle a dit qu’elle aimait ça, et au prix où elles sont cette année, c’est pas avec le minimum vieillesse qu’elle peut s’en payer… et cela me fera sortir, voir du monde, la vie, la bruissement de la ville.

***


-Bonjour, c'est pour vous...

-Oh, merci, ce sont les premières de la saison que je vais manger, il paraît qu'il faut faire un vœux...

La vieille dame ferma les yeux quelques secondes, semblant réfléchir intensément.

-J'ai aussi une chose étrange à vous raconter: au marché, en allant chercher les cerises, j'ai rencontré mon ex-ami, mon premier amour. Il a paru surpris de me voir, il m'a juste fait bonjour de la main, avant de continuer son chemin. Mais je ne sais pas, ça m'a fait plaisir de le voir, et, vous allez me trouver ridicule, j'ai eu l'impression que c'était un signe. Signe que tout allait aller mieux maintenant, sur le plan sentimental aussi. Et puis, regardez cette annonce: c'est un journal très engagé politiquement qui cherche un journaliste. Je pourrais poser ma candidature, mais j'hésite.

-Pourquoi?

-Parce que je n'ai pas les diplômes et qualités demandées, ça fait un peu prétentieux de postuler, je ne pense pas avoir l'envergure d'un journaliste politique, c'est pas du tout la même chose que ce que je fais, je ne maîtrise pas assez bien les théories politiques et économiques.

-Essayez tout de même, quel est le risque? Au pire, une lettre de refus.

-Mais ne vont ils pas dire que je suis prétentieuse?

-Que vous importe ce que pense un jury de recrutement?

-Vous avez raison, je vais répondre à l'annonce.

-Et, s'il vous plaît, jeudi prochain, pourriez vous revenir me voir , et m'apporter encore un peu de cerises, j'aime tant ça?


***


-Bonjour, je vous amène les cerises...

-Et alors...?

-Alors quoi?

-C'est tout ce que vous avez trouvé au marché? Rien d'autre?

-Comment le savez vous?

-Une intuition, c'est tout, ça arrive avec le grand âge... vous l'avez revu, n'est ce pas?

-« Oui, c’est étrange, on aurait dit qu’il avait arpenté l’allée du marché depuis des heures, et quand il m’a vue, il a eu une expression de soulagement joyeux…il m’a invité à prendre un café, puis à manger ensembles ce midi, c’est pour ça que je suis un peu en retard, excusez moi.

-« Pas grave, vue la raison, vous êtes toute pardonnée, et, il vous a parlé ?

-« Oui ! Du passé, pas du tout, du présent, un peu, et de l’avenir, beaucoup.

-« Si vite ! J’aurais pensé que vous seriez resté centrés sur le passé et le présent.

-« Non, Il m’a parlé de sa solitude, du vide dans son avenir, il m’a dit qu’il était libre, qu’il n’avait pensé qu’à moi ces huit derniers jours, cherchant mon adresse partout, le journal a refusé de la lui donner, croyant qu’il voulait faire du chantage ou me harceler.

-« Et qu’avez-vous répondu ?

-« Que moi, j’avais une grande place dans mon cœur, qui lui était réservée depuis cinq ans.

-« Dès la première rencontre !

-« Mais, n’oubliez pas qu’on a vécu dix ans ensembles quand même ! ça laisse des traces et des liens qui ne s’effacent pas si vite !

-« Quand vous revoyez vous ?

-« Ce soir, au cinéma.

 


Saint Gaudens

mai-juin 2003




1du nom d'une émission sur France Inter